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causes de sa décadence. La désorganisation de l'opinion publique pouvoit seule permettre de tels excès (1), Si l'on en excepte les années de la terreur en France, l'atrocité n'est pas dans la nature des mœurs européennes de ce siècle. L'esclavage qui mettoit une classe d'hommes hors des devoirs de la morale, le petit nombre des moyens qui pouvoient servir à l'instruction générale, la diversité des sectes philosophiques qui jetoit dans les esprits de l'incertitude sur le juste et l'injuste, l'indifférence pour la mort, indifférence qui commence par le courage et finit par tarir les sources naturelles

(1) Lorsque Caligula étoit allé faire la guerre en Bretagne, il envoya Protogènes, l'un de ses affidés, au sénat. Scribonius, sénateur, s'approcha de Protogènes pour lui dire quelques phrases de salutations sur son arrivée; Protogènes élevant la voix, lui répondit : « Comment un ennemi de l'empereur se << permet-il de m'adresser un compliment » ? Les sénateurs entendant ces paroles, se jetèrent sur Scribonius; et comme ils n'avoient point d'armes, ils le tuèrent à coups de canif. Ce trait surpasse certainement tout ce que l'histoire moderne a jamais raconté d'intrépide en fait de bassesse,

de la sympathie; tels étoient les divers principes de la cruauté sauvage qui a existé parmi les Romains.

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Une corruption dégoûtante, et qui fait autant frémir la nature que la morale, acheva de dégrader ce peuple jadis si grand. Les nations du midi tombèrent dans l'avilissement, et cet avilissement prépara le triomphe des peuples du nord. La civilisation de l'Europe, l'établissement de la religion chrétienne, les découvertes des sciences, la publicité des lumières ont posé de nouvelles barrières à la dépravation, et détruit d'anciennes causes de barbarie. Ainsi donc la décadence des nations, et par conséquent celle des lettres, est maintenant beaucoup moins à craindre. C'est ce que le chapitre suivant achevera, je crois, de démontrer.

CHAPITRE VIII.

De l'invasion des Peuples du Nord, de l'établissement de la Religion chrétienne et de la renaissance des Lettres.

ON

N compte dans l'histoire plus de dix siècles, pendant lesquels l'on croit assez généralement que l'esprit humain a rétrogradé. Ce seroit une forte objection contre le systême de progression dans les lumières, qu'un si long cours d'années, qu'une portion si considérable des temps qui nous sont connus, pendant lesquels le grand œuvre de la perfectibilité sembleroit avoir reculé ; mais cette objection, que je regarderois comme toute-puissante, si elle étoit fondée, peut se réfuter d'une manière simple. Je ne pense pas que l'espèce humaine ait rétrogradé pendant cette époque ; je crois, au contraire, que des pas immenses ont été faits dans le cours de ces dix siècles, et pour la propagation des lumières, et pour le développement des facultés intellectuelles.

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En étudiant l'histoire, il me semble qu'on acquiert la conviction, que tous les événemens principaux tendent au même but, la civilisation universelle. L'on voit que, dans chaque siècle, de nouveaux peuples ont été admis au bienfait de l'ordre social, et que la guerre, malgré tous ses désastres, a souvent étendu l'empire des lumières. Les Romains ont civilisé le monde qu'ils avoient soumis. Il falloit que d'abord la lumière partît d'un point brillant, d'un pays de peu d'étendue, comme la Grèce ; il falloit que, peu de siècles après, un peuple de guerriers réunît sous les mêmes lois une partie du monde pour la civiliser, en la conquérant. Les nations du nord, en faisant disparoître pendant quelque temps les lettres et les arts qui régnoient dans le midi, acquirent néanmoins quelquesunes des connoissances que possédoient les vaincus; et les habitans de plus de la moitié de l'Europe, étrangers jusqu'alors à la société civilisée, participèrent à ses avantages. Ainsi le temps nous découvre un dessein, dans la suite d'événemens qui sembloient n'être que le pur effet du hasard; et l'on

voit surgir une pensée, toujours la même, de l'abîme des faits et des siècles.

L'invasion des barbares fut sans doute un grand malheur pour les nations contemporaines de cette révolution; mais les lumières se propagèrent par cet événement même. Les habitans énervés du midi, se mêlant avec les hommes du nord, empruntèrent d'eux une sorte d'énergie, et leur donnèrent une sorte de souplesse, qui devoit servir à compléter les facultés intellectuelles. La guerre, pour de simples intérêts politiques, entre des peuples également éclairés, est le plus funeste fléau que les passions humaines aient produit ; mais la guerre, mais la leçon éclatante des événemens peut quelquefois faire adopter de certaines idées par la rapide autorité de la puissance.

Plusieurs écrivains ont avancé que la religion chrétienne étoit la cause de la dégradation des lettres et de la philosophie; je suis convaincue que la religion chrétienne, à l'époque de son établissement, étoit indispensablement nécessaire à la civilisation et au mélange de l'esprit du nord avec les mœurs du midi. Je crois de plus que les

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