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Les Français, vu leur petit nombre, faisaient si peu d'effet dans cette vaste plaine, que le prince, ne pouvant pas croire que l'attaque viendrait de leur côté, ne mit aucune diligence à réparer le désordre des siens. Il laissa ce soin à ses chefs de corps, et s'arrêta à conférer la chevalerie à de jeunes seigneurs qui la demandaient. Cependant, les petits groupes qui composaient l'armée delphinale s'étant ébranlés arrivèrent en un clin d'œil, tant leur course fut impétueuse, devant les lignes non pas encore tout à fait formées de leurs adversaires. Pour que ceux-ci parvinssent à achever leurs dispositions, il ne fallut rien moins que la résolution héroïque d'un peloton de jeunes gens de la noblesse bourguignonne, qui mirent pied à terre en jurant de mourir plutôt que de reculer d'une semelle. Ces braves furent fidèles à leur serment; mais le temps qu'on mit à les abattre ne suffit point aux autres pour réparer le défaut de leurs premiers mouvements. Ils furent rompus que les trois divisions françaises eurent opéré leur jonction.

dès

A peine y avait-il une heure que l'action était commencée, et l'on assistait à une chasse plutôt qu'à un combat. Des cavaliers laissaient là cheval et armures. Les fantassins en faisaient autant de leurs arbalètes,

499, v°), dit plus brièvement : « Le prince d'Orenge... fu rencontré d'un cappitaine nommé Rodighe, lequel en un destroy le attendy et combaty.» La relation officielle, contenue dans le Processus super insultu, supprime les circonstances préliminaires et représente l'action comme une joute engagée en rase campagne entre deux partis parfaitement maitres de leur terrain: ce qui efface complètement le rôle de Rodrigue, après qu'il a été annoncé d'une manière si solennelle par le débat sur le commandement de l'avant-garde.

de leurs épées, des maillets de plomb dont on les avait pourvus, pour briser les bassinets et les cuirasses sur le corps des Français1. Ce n'étaient que gens éperdus courant dans tous les sens, ceux-ci pour gagner le Rhône, ceux-là pour se cacher dans les blés ou dans les bois.

De très vaillants hommes, qui n'avaient jamais reculé devant l'ennemi, perdirent la tête et tournèrent bride comme les autres: ainsi le comte de Fribourg, qui était venu avec une compagnie de Suisses; ainsi le seigneur de Montagu-Neufchâtel, chevalier de l'ordre tout nouvellement créé de la Toison-d'Or, que les Anglais avaient élevé à la dignité de grand-bouteiller de France. Pour avoir cherché son salut dans la fuite, il fut dégradé de l'ordre, et alla mourir de chagrin en Terre-Sainte. Le prince d'Orange lui-même, atteint de plusieurs blessures et menacé de toutes parts, s'en remit à la vitesse de sa monture. Il arriva inondé de sang au château d'Anthon3. La garnison lui ayant déclaré qu'elle était décidée à se rendre, quoiqu'il y eût dans la place des munitions et des vivres pour y tenir deux ans, désespéré, il se déroba à la tombée du jour avec la résolution de traverser le Rhône. Le même cheval, qui lui avait sauvé la vie le matin, la lui sauva

↑ « Grossos malleos plumbeos deferentes, de quibus adduci dictus d. Ludovicus de partibus suis Burgundie septem mulos oneratos fecerat. » Processus super insultu, c. xxxI.

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« Attendu qu'il s'estoit trouvé en journée de bataille où cottes d'armes et bannières avoient esté desployées, et avoit procédé si avant jusques à combattre sans estre victorieux, mort ni prins, etc. » Chronique de Jean Lefèvre de Saint-Remy, ch. CLXX.

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« Arnesiis suis ac dextrario, ex sanguine et vulneribus sibi illatis rutilante, in colorem rubeum transmutatis, sic quod vix cognosci preter per suum destrarium poterat. » Processus super insultu, c. xxx.

L

encore dans cette traversée périlleuse. Il aborda sans nouvel accident à la rive bressane. On dit que, lorsqu'il mit pied à terre, prenant dans ses mains la tête du noble animal, il le baisait en pleurant et l'appelait son libérateur1.

Quelle terrible disgrâce pour un homme puissant, qui avait si pompeusement annoncé sa victoire! Sa gloire était tournée en honte, et son assurance de la veille n'allait plus être aux yeux de tous qu'une ridicule forfanterie. Quatre mille hommes de belles troupes qu'il avait venaient de fondre devant une armée (si cela peut s'appeler une armée) plus faible d'un tiers pour le moins. Cinq cents des siens avaient mordu la

pous

1 Aymari Rivallii de Allobrogibus, libri IX, p. 514. Le béraut Berri affirme, contrairement à cette assertion, que le prince repassa le Rhône par le bac d'Anthon. Au témoignage de Jean Chartier, conforme à celui d'Aimar du Rivail, il faut ajouter celui d'un contemporain qui a annoté une petite chronique dont le ms. est à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (n° 1155, fol. 28): « Messire Ymbert de Groslée, lors bailly de Lyon, Jehan Vallecte, Rodigues et plusieurs autres lui furent si fiers et si asprement l'assaillirent, qu'il lui convint passer la rivière de Rosne sur ung coursier, à l'endroict de Montluel en Bresse. >>

* Une estimation précise est impossible, parce que les nombres fournis par les textes ne s'appliquent qu'aux lances, et que l'effectif des lances a été variable. Le compte des orangistes est donné en ces termes dans le Processus super insultu : « In exercitu d. Ludovici erant septingenti vel circa, tam milites quam scutiferi, associati suis grossis famulis bene armatis, ultra balistarios, sagittarios et alios pedites, grossos malleos plumbeos deferentes,... sic quod in dicto exercitu erant et extimabantur esse mille et septingenti pugnatores et ultra electi,» Comme par combattants d'élite il faut entendre seulement les hommes d'armes et leurs coustilliers, il n'y a pas d'exagération à porter à un peu plus de deux mille le nombre des servants, piétons et gens de trait de toute sorte. Quant à l'armée française, je l'évalue à un peu moins de trois mille honimes, en prenant pour base le témoignage du héraut Berri : « Rodigues de Villandras avoit trois cens lances et les gens de traict avec luy estans, et ceulx du Daulphiné estoient deux cens lances du pays. » Les Lombards sont à compter

en sus.

sière, deux cents s'étaient noyés dans le Rhône, on ne pouvait pas dire le nombre des prisonniers, et lui, désobéi, méconnu, abandonné, il fuyait tout seul, laissant aux mains de l'ennemi ses châteaux, son matériel

de guerre et toutes ses enseignes. Son grand étendard de soie rouge et noire, où il avait fait appliquer un soleil d'or dardant ses rayons jusqu'au bout de l'étoffe, fut porté à Grenoble pour être suspendu dans la chapelle des dauphins. Sa bannière, aux armes de Chalon, de Genève et d'Orange, échut en partage à Rodrigue, qui l'envoya comme offrande à l'église de Valladolid où reposaient ses ancêtres1.

Si la journée fut belle pour quelqu'un, c'est pour le capitaine espagnol. Sa contenance sur le champ de bataille fut celle d'un lion. Il promenait devant lui l'épouvante et la mort, et les groupes sur lesquels il se jetait semblaient perdre la force de se défendre. Sa perte fut d'un seul homme tué, tandis que le gain lui arriva sous toutes les formes. « Homme plein de malicieux engin, dit la Chronique Martinienne, il exploita merveilleusement en la défense, sans y oublier son profit. » Hernando del Pulgar nous apprend en quoi le savoir-faire de son avisé compatriote se montra ce jour-là d'une manière si notable. Lorsque la bataille fut finie, il s'entendit avec un de ses prisonniers et se fit dire par lui, moyennant qu'il lui promit sa liberté sans rançon, les noms et qualités des autres captures

Thomassin, Registre delphinal.

* Processus super insultu.
3 Édition Vérard, fol. 276, v°.

que ses gens avaient faites. De cette façon, tous ceux qui lui furent désignés comme de grands seigneurs, il les acheta au comptant bien au-dessous du prix qu'ils valaient, pour les taxer au décuple une fois qu'il les eut en son pouvoir1.

Entre ceux dont il fut trafiqué de la sorte, nous connaissons François de la Palud et Guillaume de Vienne, ou, pour les appeler par leurs noms vulgaires, Varambon et le sire de Bussy.

Varambon, chevalier bressan, passait pour le meilleur capitaine de la Savoie. La journée d'Anthon lui fut particulièrement funeste. Outre qu'il fut ruiné, sa mère ayant été obligée d'ajouter huit mille florins de bon or à tout le sien qu'il avait donné pour se tirer des mains de l'espagnol, il eut le visage ravagé par une si effroyable taillade, qu'il dut porter depuis lors un nez d'argent'.

Quant à Bussy, il sut ce qu'il en coûtait d'être l'héritier du nom le plus illustre de la Bourgogne. Sa délivrance fut mise à un prix si élevé que, pour parfaire la somme, il fallut quêter partout. La famille était épuisée par ce genre de dépense : une rançon du père, quelques années auparavant, avait coûté soixante mille écus. Le duc et la duchesse de Bourgogne consentirent à tendre l'escarcelle en faveur du prisonnier. La preuve des démarches accomplies par eux auprès du gouvernement anglais existe dans une lettre ré

1 Pièces justificatives, no 1.

2 Monstrelet, 1. II, c. xcv; Guichenon, Histoire de Bresse, III° partie, p. 293.

3 Histoire généalogique de la maison de France, t. VII, p. 800.

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