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Que faisait cependant Rodrigue de Villandrando? Ignora-t-il le coup qui passa par sa maison pour aller frapper d'une manière si indigne son bienfaiteur et son ami? ou bien, admis dans la confidence de sa femme, la laissa-t-il faire par déférence pour la reine? ou bien encore, fatigué lui aussi de l'omnipotence du connétable, trempa-t-il dans le complot ?

Il est plutôt dans la donnée de son caractère de supposer qu'au moment de la catastrophe il ne s'occupait plus des choses de ce monde, et que déjà avait commencé pour lui cette longue pénitence dans laquelle Hernando del Pulgar affirme qu'il termina ses jours. En effet, au dire de cet auteur, lorsque le comte de Ribadeo, arrivé à un certain âge, se vit atteint de ces infirmités que l'art des hommes ne peut pas guérir, il fit un retour sur lui-même et pour la première fois de sa vie connut la crainte : tant la peine qu'il s'était donnée à poursuivre la gloire du monde l'avait détaché des œuvres par lesquelles on gagne la félicité du ciel ! C'est pourquoi il voulut mettre le temps à profit en accumulant sur le peu qui lui restait à vivre toutes les rigueurs possibles, toutes les œuvres capables de lui faire trouver grâce devant Dieu. Il s'achemina ainsi par la prière, par le jeûne et par la contrition, à l'éternité dans laquelle il entra à l'âge de soixante-dix ans1.

D'après l'époque de sa naissance, supputée en combinant sa grande jeunesse au début de nos guerres civiles (1409) et la mort de sa mère arrivée en 1390, il

Ci-après, Pièces justificatives, no 1.

mourut lui-même au commencement du règne de Henri IV de Castille, en 1457 ou 1458.

Conformément à sa volonté dernière, il fut inhumé à Valladolid, dans l'église du monastère de la Merci qu'il avait fait reconstruire à ses frais. Il ne reste plus rien de cet édifice qui fut démoli pour faire place à une rue, il n'y a pas un bien grand nombre d'années. On se rappelle à Valladolid que la sépulture du redoutable capitaine était annoncée par une simple pierre avec son nom gravé dessus.

Des personnes instruites du pays ajoutent que le testament en vertu duquel existait cette sépulture avait été dicté le 15 mars 1465. Si spécieux que soit un souvenir qu'on énonce avec cette précision, je n'hésite pas à le déclarer erroné. Rodrigue avait certainement cessé de vivre et depuis longtemps en 1465. La preuve en est non-seulement dans le synchronisme établi ci-dessus, mais encore dans la lettre de réclamation adressée à Louis XI par l'archevêque de Tolède, laquelle fut écrite le 12 septembre 1462, Rodrigue étant déjà décédé1.

Deux fils lui survécurent, Charles et Pierre de Villandrando. Charles, dont l'existence a été ignorée de tous les généalogistes, était né de Marguerite de Bourbon. Il faut qu'il ait été contrefait ou idiot, car son père le laissa en France et le déshérita, ou à peu près, ne lui ayant assigné dans sa succession que la terre de Puzignan et ses créances du Bourbonnais. Ce Charles passa sa vie dans la maison de Bourbon, où il était traité de

1 Ci-dessus, p. 192, et Pièces justificatives, no LXXXV.

2

Ci-après, Pièces justificatives, no LXXXIV.

cousin, mais gouverné comme un enfant. En 1474, âgé peut-être de quarante ans, il était confié aux soins de l'un des serviteurs de la duchesse1.

Pierre de Villandrando, issu du second mariage de Rodrigue, fut l'héritier des biens, titres et honneurs que son père avait possédés en Espagne. Il fut comte de Ribadeo pendant plus d'un demi-siècle. A défaut de postérité, sa succession passa à son neveu don Diego Gomez de Sarmiento, fils de Marina de Villandrando, sa sœur du même lit que lui. Pour être plus sûr que le privilège du jour des Rois ne périrait point à sa mort, il le fit passer de son vivant sur la tête de ce neveu. Un acte royal qui nous a été conservé autorisa cette substitution en 15125.

Mais ce sont là «< choses d'Espagne », comme on dit de l'autre côté des Pyrénées. Pour nous autres Français, l'intérêt du sujet cesse au moment où le souvenir de Rodrigue s'effaça dans l'armée française, et cet oubli remonte à la mort de Jean de Salazar.

Louis XI, à son avènement, avait destitué le capitaine Martin Henriquez de son commandement pour le donner à Salazar. Ce commandement, on ne l'a pas oublié, était celui de la compagnie régulière où entra en 1445

1 <«< Charles de Villandrando, cousin de Mgr le duc, mis sous le gouvernement de Jehan Cheval, fourrier de Madame la duchesse, au lieu de feu Pierre Marne, 14 avril 1474. » Notice d'un registre aujourd'hui détruit de la chambre des comptes de Bourbonnais, dans le ms. français 22299 de la Bibliothèque nationale.

2 Josef Pellizer, Informe del origen, etc.; le P. Anselme, Histoire généalogique de la maison de France, I, 304.

5 Ci-après, Pièces justificatives, no LXXXVI.

4 Allocation de 120 livres tournois ordonnée par Louis XI, en 1461:

l'élite conservée des Rodrigais. Salazar eut soin d'entretenir dans ce corps la tradition de son origine, en y réservant un certain nombre de places à ceux des gentilshommes castillans qui seraient désireux d'apprendre la guerre comme on la faisait en France. Sur les états de deux inspections passées par des détachements de la compagnie, dans l'Orléanais en 1470 et près d'Amiens en 1475, figurent des noms appartenant aux premières maisons de la Castille Aloncillo Barrera, Fernan de Sotomayor, Rodrigue de Fonseca1. Ces jeunes gens issus de la grandesse trouvaient de l'honneur à venir chez nous endosser le hoqueton violet, qui était la livrée du capitaine leur compatriote, et à porter l'insigne français de la croix blanche sous lequel un autre compatriote, le fameux Rodrigue, avait accompli tant de prouesses. Cela finit après la réunion de l'Aragon et de la Castille, qui fit succéder l'hostilité aux relations si longtemps amicales de l'Espagne et de la France. La compagnie n'étant plus composée que de Français, et d'ailleurs l'esprit du temps portant la jeunesse militaire

<< Pour consideration de ce que nous avons osté et démis nostre amé et féal chevalier don Martin Henricquez de Castelia de la charge et retenue de xl lances fournies que nostre feu seigneur et père lui avoit baillé. » Ms. Gaigniers, 375, fol. 78, à la Bibliothèque nationale.

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1 Cabinet des Titres de la Bibliothèque nationale, dossier Salazar. << Tous lesquelz hommes d'armes estoient vestus et habillés de hoquetons de camelot violet à grans croix blanches, et avoient belles chaisnes d'or autour du col, et en leurs testes cramignolles de velours noir à grosses houppes de fil d'or de Chippre dessus; et tous leurs chevaulx estoient couvers de grosses campanes d'argent. Et au regart de Sallezart, pour différence de ses gens, il estoit monté sur un beau coursier à une moult belle houssure, toute couverte de tranchoirs d'argent, dessus chacun desquelz y avoit une grosse campane d'argent doré. » Chronique scandaleuse, à l'an 1465.

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VIE DE RODRIGUE DE VILLANDRANDO.

à s'instruire dans les traductions de Quinte-Curce et

de Tite-Live plutôt que par les récits des vieux soldats, Salazar fut impuissant à prolonger la durée d'une célébrité devenue contestable. Il emporta avec lui dans la tombe la mémoire des actions qui pouvaient recommander à la postérité le nom de son maître; et voilà comment il se fait que le dernier mot de la France du quinzième siècle sur le grand condottiere a été ce jugement dédaigneux que nous trouvons dans une épître de Robert Gaguin2:

« Les Espagnols font grand bruit des exploits, ou plutôt des déprédations heureuses, de leur Rodrigue de Ribadeo, ce partisan que la précédente génération a vu promener le ravage dans presque toute l'Aquitaine : mais n'est-il pas évident que de tels exemples sont pour valoir à ceux qui les donnent le déshonneur plutôt qu'un glorieux renom? »

1 Il mourut à la fin de 1479, d'après son épitaphe qu'on lisait autrefois dans l'église du prieuré de Macheret, en Champagne : « Cy gist Jehan de Salazard, natif du pays d'Espaigne, en son vivant chevalier, conseiller et chambellan du roy nostre sire, et capiteyne de cent lances de son ordonnance, et seigneur de Montaignes, Saint Just, Marcilly, Las, Lauzac, et d'Issoldum, qui trespassa à Troyes, le douziesme jour de novembre l'an de grace MCCCCLXXIX. Dieu par sa grace de ses péchés pardon lui face. Amen. » Cabinet des Titres de la Bibliothèque nationale, dossier Salazar.

2 Épître adressée de Burgos au docteur François Ferrebout, Thesaurus anecdotorum, t. I, col. 1838.

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