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naissance à l'admiration, déclara devant tout le monde que, quelque grâce que le comte de Ribadeo lui demandât en retour d'un si grand service, elle lui serait immédiatement accordée. Alors, au rapport des chroniqueurs, Rodrigue mit un genou en terre et dit que, puisqu'il plaisait au roi d'agréer ce qu'il venait de faire pour son service, il le suppliait d'en perpétuer la mémoire dans sa maison en lui accordant à lui et aux comtes de Ribadeo, ses successeurs, la faveur de s'asseoir tous les ans à pareil jour à la table du roi et d'avoir, à titre aussi de gratification annuelle, le vêtement porté ce jour-là par Sa Majesté.

L'octroi d'un privilège qui coûtait si peu de chose à la couronne ne se fit pas attendre. Rodrigue en fut investi trois jours après1 par un acte qui a répondu pleinement à ses vœux, car il est encore aujourd'hui en vigueur. Les ducs de Hijar, branche des Sarmiento issue de Rodrigue par les femmes, jouissent à titre héréditaire de la faveur sollicitée par leur ancêtre3.

Manger côte à côte avec le roi, porter des habits qui avaient touché le corps du roi, était le plus grand honneur qu'on pût imaginer dans un pays comme l'Espagne, où, déjà au quinzième siècle, la rigueur du cérémonial interdisait au souverain toute communauté de vie avec

1 Ci-après, Pièces justificatives, n° LXXVIII.

2 Il y eut interruption au commencement de ce siècle-ci. La reine Isabelle a rétabli le privilège en 1841. Josef Pellizer a publié le procèsverbal du repas dont Philippe IV fit les honneurs à Rodrigue Sarmiento, le jour des Rois 1626, cent quatre-vingt-cinquième anniversaire de la rescousse de Tolède (Informe del origen, etc., fol. 30). M. de Eguren a recueilli de curieuses anecdotes sur cette cérémonie, dans l'article de la Revista europea de 1876 cité précédemment, p. 6.

ses sujets. Aussi l'extraordinaire de la récompense contribua-t-il à amplifier considérablement dans l'opinion publique le mérite de l'action qui l'avait motivée; tellement que les Espagnols regardèrent la défense de l'hôpital Saint-Lazare comme le plus sublime exploit de Villandrando. C'est avec ce sentiment qu'en parle le poète portugais Garcia de Rezende :

« Nous avons vu aussi la grande action du comte de Ribadeo, pour laquelle le roi lui accorda de manger à table avec lui, et lui fit don de son vêtement. Celuilà fit si bien en France, simple homme-d'armes qu'il était, qu'il en vint à commander dix mille lances, et qu'il obtint en Castille ce que l'on a le droit d'obtenir quand on se comporte ainsi1. »

L'imagination populaire, par la suite du temps, ne se contenta plus de ce prosaïque récit d'un roi qui avait trouvé son salut dans une maladrerie convertie en redoute. On eut besoin d'expliquer d'une manière plus dramatique la double circonstance du repas et de l'habillement royal concédés à un sujet à titre de redevance annuelle, et l'on forgea le conte d'un complot formé contre les jours de Juan II, qui devait recevoir son exécution dans un festin. Un page du roi, nommé Villandrando, ayant surpris au dernier moment le secret des conjurés, fit le sacrifice de sa vie pour sauver son maître. Il se présenta lorsqu'on était à table et dit au roi qu'il était chargé pour lui d'une commission qui ne pouvait pas souffrir de remise. Il l'attira par cet artifice

1 Ci-après, Pièces iustificatives, no Lxxix.

dans une pièce voisine où il lui apprit quel danger le menaçait, et le supplia de consentir à changer de vêtement avec lui. De cette façon, il fut possible au monarque de s'évader, et le page périt assassiné, victime de son dévouement. La récompense qu'il n'avait pas pu recevoir fut dévolue à sa famille sous une forme propre à rappeler sa belle action1.

Telle est la légende qui a cours encore aujourd'hui parmi les Espagnols qui ne lisent pas l'histoire, et ils sont nombreux.

Rodrigue de Villandrando figura encore, mais cette fois sans pouvoir déjouer les efforts de la rébellion, dans la journée du 28 juin 1441 où les mécontents, furtivement introduits dans Medina del Campo, en vinrent à leurs fins de confisquer la personne du roi. Celui-ci ne voulut pas que l'on essayât une résistance inutile; il se livra avec sa suite, rassemblée par son ordre sous sa bannière qu'il avait fait planter, en signe de détresse, au milieu de la grande place de Medina. Dans le traité honteux auquel il souscrivit alors comme pour mettre le sceau à son humiliation, lorsqu'il sacrifiait à la vindicte des grands ses serviteurs et les droits de ses serviteurs, il réserva cependant ceux du comte Rodrigue par une clause spéciale, que les confédérés acceptèrent grâce à ce qu'un des leurs en partagea le bénéfice. Toute concession de terre faite depuis trois ans étant déclarée nulle, on convint que la révocation n'atteindrait ni Rodrigue de Villandandro, ni Diego

1 Ci-après, Pièces justificatives, n° Lxxx.

Fernando de Quiñones, parce que tout ce qu'ils avaient reçu de la munificence royale dans les derniers temps serait considéré comme une compensation de leurs droits sur le comté de Cangas de Tineo, donné depuis plusieurs années au comte d'Armagnac, ainsi qu'on l'a vu en son lieu 1.

Se faire accorder tant de faveurs en Espagne ne témoignait pas d'un bien grand empressement à retourner en France. Effectivement les dispositions du comte de Ribadeo à l'égard de ses anciens compagnons d'armes n'étaient plus celles du premier moment. Au lieu de se préparer à les aller rejoindre, il resserrait de plus en plus ses attaches à la cour de Castille, soit qu'il se fût pris d'amour pour son pays natal, soit plutôt que la profession de capitaine de compagnie eût baissé dans son estime, par suite d'un nouveau règlement militaire que Charles VII avait mis à l'essai, et dont il poursuivait l'application avec une grande vigueur.

Il est de notre sujet de nous arrêter à cette mesure, provoquée par le vœu des derniers États-généraux que Charles VII ait réunis, et promulguée avec le titre solennel de pragmatique sanction, ou de constitution, comme on dirait aujourd'hui. Elle parut le 2 novembre 1439, six mois après le départ de Rodrigue pour l'Espagne. Elle portait qu'à l'avenir, il n'y aurait plus de capitaines que ceux qui seraient institués par lettres royales; plus d'hommes-d'armes que les sujets dont la vie et les mœurs auraient été trouvées dignes d'appro

↑ Fernand Perez de Guzman, pp, 456, 442 et 445; ci-dessus, p. 71

bation après un examen sérieux; plus de campement en licux vagues, ni de séjour ailleurs que dans des villes ou bourgades frontières, qui seraient désignées par le roi; plus de courses, ni d'incendies, ni de pillage sous peine de mort1.

Ce sont les mêmes dispositions que celles qui avaient été édictées sans aucun succès en 1422; on y avait seulement ajouté le régime de la garnison': chose très importante, plus importante assurément que tout le reste; car le moyen d'exercer un contrôle efficace sur les compagnies était trouvé, du moment qu'on allait les tenir à demeure dans des lieux fermés et sous les yeux de beaucoup de témoins. La difficulté était de forcer à résidence des hommes qui avaient l'habitude de vagabonder.

On était occupé, au milieu de toutes sortes d'entraves, à mettre cette nouveauté en pratique, lorsque les Rodrigais renvoyés de la Castille par le traité de Castro-Nuño opérèrent leur rentrée en France. Salazar, sans tenir compte de l'ordonnance, les promena par le Haut-Languedoc, et rencontrant sur son chemin le bâtard de Béarn, qui refusait de se soumettre à un pareil régime, il renouvela son alliance avec lui3. Quand ils eurent réuni leurs bandes, ils recommencèrent le pillage du Lauraguais, de ce plantureux Lauraguais où a pris naissance la légende du pays de Co

1 Recueil des ordonnances des rois de France, t. XIII, p. 306. 2 Ce point a été mis en relief par M. Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, t. I, p. 402.

Vaissete, Histoire de Languedoc, t. IV, p. 493.

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