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Constantinople par les Turcs. Tous leurs malheurs sont venus de là; ils ne pourront jamais parler de ce tragique événement sans être émus. Une pièce tirée de cette partie de leurs annales va droit à leur âme et fait naître sans peine l'émotion. C'est un des premiers avantages du sujet. Jamais les belles paroles de Virgile: Sunt lacrymæ rerum, ne pourront mieux être appliquées. La complainte, chez les Grecs, s'est lassée à pleurer ce malheur sans que le pathétique en soit encore épuisé.

Une pièce de théâtre doit se resserrer et s'enfermer dans une action d'une juste étendue, elle ne peut pas embrasser tous les faits que l'imagination voit s'offrir à elle dans un événement de cette nature. Il faut que le poëte se décide à choisir, et il importe qu'il le fasse avec un heureux discernement. M. Basiliadis n'a pas songé à nous représenter l'invasion des Turcs dans la ville impériale; il n'a même pas voulu nous en faire le récit comme dans Racine:

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle...

il a ramené tout l'intérêt sur une famille unique, celle des Notaras. Après quelques détails, qui servent pour ainsi dire à marquer la décoration et à faire le fond de la scène, il nous ouvre un palais où Loucas Notaras, le grand-duc, Myrrha, sa femme, Manuel, Pulchérie, Isaac, âgé de quatorze ans, leurs enfants, Jean Cantacuzène, son gendre, vont, à raison de leur grandeur et de leur naissance, sentir peser sur eux tout le poids du malheur et de la servitude.

La ville est prise. Pulchérie attend le retour de son époux; les angoisses de l'anxiété et du désespoir torturent son âme. Sa mère est mourante. On a voulu lui

cacher ce triste malheur, mais les larmes d'Isaac lui ont tout appris. Bientôt Cantacuzène revient du combat; les Turcs sont vainqueurs, l'empereur est mort. Une foule de femmes, de vieillards et d'enfants, entassés dans Sainte-Sophie, viennent de tomber aux mains des musulmans. Mahomet II promène dans sa nouvelle conquête son triomphe et sa joie. Il n'a plus rien à craindre. Le corps de l'empereur, retiré d'entre les morts, est étendu à ses pieds. Le conquérant ordonne que la tête du vaincu soit placée au sommet d'une colonne, et son corps enseveli. Généreux envers son ennemi abattu, le sultan le couvre de son manteau; il laisse la vie sauve aux Grecs de noble naissance, et ne s'indigne pas que Notaras refuse de s'incliner devant lui. Bientôt même il se prend d'affection pour sa fierté; il lui rend dans sa propre demeure une visite courtoise. Il tolère sa franchise et sa liberté; il ne veut répondre que par la confiance à ses plaintes.

Notaras n'accepte point de vivre esclave où il a vécu sur les marches d'un trône : il songe à s'enfuir de cette ville à jamais perdue pour lui. La faveur dont Mahomet II l'honore inquiète Gérard-Pacha, le favori du sultan. Ce Français renégat craint de se voir chasser de l'âme de son maître : il a résolu la perte de Notaras. Il sait où frapper son ennemi. Isaac, ce jeune enfant de quatorze ans, est montré au chef des eunuques comme une proie réservée au vainqueur. Mahomet vient d'en donner l'ordre, l'enfant doit lui être conduit. Gérard avait compté sur la résistance de Notaras. Il excite dans l'âme impétueuse de son maître la colère contre un rebelle qui l'outrage, qui ose dire non, quand le sultan a donné ses ordres. Le bourreau est averti; il suit le chef des eunuques. Manuel, Cantacuzène, Notaras enfin, tombent successivement sous ses coups. Myrrha et Pulchérie arrivent à temps sur la scène pour

voir briller l'éclair de l'épée du bourreau. Isaac accourt auprès d'elles; il a pu se soustraire à la surveillance de ses gardiens plongés dans l'ivresse d'un festin. Il sera le dernier rejeton de cette race malheureuse pour qui la réparation des maux soufferts se fera si longtemps attendre.

Il y a, dans cette pièce, des détails intéressants et justes. Le moine Manuel exprime, dans ses plaintes et dans ses prières, une idée qui fut celle de la Grèce et de l'Europe entière: on crut alors que Dieu renouvelait sur Constantinople les terribles châtiments qu'il avait autrefois infligés à Rome. C'était comme un autre fléau de la Providence irritée que ce conquérant impétueux, dont les armées entraient par la brêche qu'avaient faite dans l'Occident les schismes, les impiétés, la révolte contre le Ciel. Cette idée répétée par nombre de voix empêcha peut-être les nations latines de rallumer chez elles l'ardeur d'une nouvelle croisade, que quelques papes sollicitèrent en vain.

Lorsque, dans la mosquée de Sainte-Sophie purifiée à l'eau rose, le muezzin fait, pour la première fois, entendre la prière des musulmans, Notaras se rappelle cette parole d'un empereur: « qu'il aimerait mieux voir dans Sainte-Sophie le turban des Turcs que la mitre d'un évêque latin!" Cette sorte de prédiction était accomplie. J'imagine qu'à la scène cette particularité, introduite avec art dans le drame, doit être pour des Grecs d'un effet singulièrement vif et pathétique. M. Basiliadis a bien fait de ne pas laisser échapper cette circonstance importante.

Ducas, un historien qu'on croit de la race impériale et qui, dans son enfance, était dans la ville assiégée, marque le moment fatal où le sultan envoya l'ordre d'allumer partout des feux; ce qui fut fait, dit-il, avec ce cri impie qui est le signe particulier de leur supers

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tition détestable. Voltaire a beau dire : « Ce cri impie "est le nom de Dieu, Allah, que les mahométans invoquent dans tous les combats, " il n'en devait pas moins blesser les malheureux Grecs et retentir à leurs oreilles comme le plus funèbre signal de leur perte. Le philosophe peut dire : « La superstition détestable était chez les Grecs qui se réfugièrent dans Sainte-Sophie, sur la foi d'une prédiction qui les assurait qu'un ange descendrait dans l'église pour les défendre. » L'auteur dramatique n'accepte pas ces jugements d'une raison trop froide; il met en œuvre les sentiments des peuples. sans vouloir les épurer aux rayons du bon sens. Il en profite, il y trouve les sources de l'émotion théâtrale: ce serait un tort de sa part s'il négligeait de l'en faire jaillir.

Le même intérêt dramatique autant que la justice de l'histoire a fait concevoir à M. Basiliadis qu'il devait rejeter les contes ridicules débités sur Mahomet II. C'était, à ce qu'il semble, un prince plus sage et plus poli qu'on n'a cru d'abord. Souverain par droit de conquête d'une moitié de Constantinople, il eut l'humanité ou la politique, dit Voltaire, d'offrir à l'autre partie la même capitulation qu'il avait voulu accorder à la ville entière, et il la garda religieusement. Toutes les églises chrétiennes de la basse ville furent conservées jusque sous son petit-fils Sélim. En faveur d'un architecte grec, nommé Christobule, les chrétiens gardèrent une rue entière qui leur appartint en propre avec une église; il fit construire des écoles et des hôpitaux; il laissa aux Grecs la liberté d'élire un patriarche. Il l'installa lui-même avec la solennité ordinaire. « Il lui donna la crosse et l'anneau que les empereurs d'Occident n'osaient plus donner depuis longtemps, et, s'il s'écarta de l'usage, ce ne fut que pour reconduire jusqu'aux portes de son palais le patriarche élu, nommé

Gennadius, qui lui dit : ። qu'il était confus d'un honneur que jamais les empereurs chrétiens n'avaient fait à ses prédécesseurs (1). ›

(1) Les Grecs n'ont jamais refusé à Mahomet II les éloges que réclame sa générosité. Voici ce que dit sur l'accueil fait à Gennadius par le Conquerant, le moine Cyrille, auteur d'une Chronographie des patriarches de Constantinople qui vadu XIe siècle à l'année 1791. Ouvrage publié pour la première fois par M. M. Gédéon, fondateur et président de l'Association pour les Etudes du moyen age grec, a Constantinople. Athènes, 1877.

Ὁ Μεεμέτης τὸ λοιπὸν τῆς πόλεως κρατήσας
Καὶ τὴν πόλιν βουλόμενος πολυάνθρωπον ἔχειν,
Ἐκέλευσεν, ἐπρόσταξεν ἀρχιερεῖς τοὺς τότε
Ἵνα πατριάρχην αὐτῶν ποιήσωσιν ἐννόμως.
Οἱ δὲ πρεπόντως ἔλαβον ἕνα ἄξιον ἄνδρα,
Αριστίνδην, σοφώτατον, πρακτικὸν ἐν τοῖς πᾶσι.
Τοῦτον κοινῶς ἐψήφισαν, ὡς ἔθος καὶ ὡς νόμος,
Τοῦτον ἐχειροτόνησαν βαθμηδόν, κατὰ νόμους,
Κατὰ πάντας τοὺς θεσμούς, κανονικῶς, ἐννόμως,
Καλῶς ἀποκατέστησαν Πόλεως πατριάρχην.

(1453 ά. Χ.) ΓΕΝΝΑΔΙΟΝ λεγόμενον ΣΧΟΛΑΡΙΟΝ τοὐπίκλην
Λαβόντες τοῦτον ἔπειτα ἀρχιερεῖς οἱ τότε,
Απήεσαν, παρέστησαν τὸν νέον Πατριάρχην
Πρὸς αὐτὸν Αὐτοκράτορα τὸν μέγαν Μεεμέτην.
Οὗτος ἰδὼν ἠγάπησε τὸν Πατριάρχην τοῦτον
Καὶ ἐυθὺς τούτῳ δέδωκεν αὐτὸς ὁ Μεεμέτης
Ράβδον ἀργυρᾶν τιμαλφῆ καὶ ἵππον καλὸν ἕνα,
Ἤγουν ἕνα μπαστούνιον ἀσημένιον μὲ σμάλτον,
Ἔπειτα τούτῳ δέδωκε καὶ ἕνα καλὸν ἄτι,
Καὶ γρόσια πεντακόσια, καὶ οὕτω τὸν εὐχήθη.
« Νὰ ἦσαι Πατριάρχης συ, κεφαλὴ τῶν ῥαγιάδων,
« Καὶ μὲ ὀγοῦρι κάλλιστον καὶ μὲ καλὴν εὐτυχίαν·
« Πξευρε πῶς σὲ ἀγαπῶ καὶ φίλον μου σὲ ἔχω. »

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Τοῦτον δ' ὅμως ἐζήτησεν αὐτὸς ὁ Μεεμέτης

Ἵνα σαφηνίσῃ αὐτῷ Χριστιανῶν τὴν πίστιν.
Καὶ λοιπὸν ὡς σοφώτατος ὁ Πατριάρχης οὗτος,
(Καλῶς γὰρ ἐξηκρίβωτο τὰς τρεῖς μεγίστας γλώσσας
Αραβικήν, Ἑλληνικὴν καὶ τὴν Λατινικήν τε)
Σοφώτατα μετέφρασεν ἀρίστῃ ἐν ἐκθέσει
Τὸ σύμβολον τῆς πίστεως, Χριστιανῶν τὴν πίστιν,
Εἰς γλῶσσαν τὴν ̓Αραβικὴν, σοφῶς, ἀπαραμίλλως,
Καὶ πρὸς αὐτὸν ἀνήνεγκε τὸν μέγαν Μεεμέτην·
Ὁ δὲ ἰδὼν ἐθαύμασε τὴν σοφίαν τὴν τούτου.

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