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Ce n'est qu'avec humilité et modestie qu'Érotocritos regarde Arétusa. Il mesure la distance qui le sépare d'elle. « Esclave, se dit-il, je ne dois m'approcher de ma maîtresse que comme un esclave. Il me suffit qu'elle me voie avec quelque plaisir. C'est là tout ce que je dois attendre. Ce doit être là ma nourriture et ma vie. » Les vrais amants éprouvent une grande joie à se regarder. Ce bonheur exclut tout le reste. Absorbés dans cette jouissance des yeux, Érotocritos et Arétusa s'y complaisaient, comme s'ils avaient eu l'expérience de l'amour. C'est que la nature n'a pas besoin de maître; elle donne à l'enfant à peine né l'instinct de chercher le sein de sa mère. Si elle ne lui donne pas tout de suite de son lait, l'enfant met son doigt dans sa bouche et le suce. Bien qu'inexpérimentés, mais suivant l'inspiration de la nature, Arétusa et Érotocritos font tout ce qu'il faut faire: Ils cachent leur amour, dissimulant leurs sentiments, et comme s'ils n'étaient pas à leur coup d'essai, ils savent dans une telle guerre, ce que demande un tel combat.

LIVRE DEUXIÈME.

L'époque du tournoi approche. Érotocritos s'apprête à y prendre part. En vain Polydore essaie de l'en détourner; il redoute que l'éclat de sa vaillance ne fasse deviner au roi qu'il est le meurtrier de ses gardes. Ces craintes cèdent dans l'âme d'Érotocritos au désir de faire briller sa valeur sous les yeux d'Arétusa, et de posséder la couronne que ses mains ont brodée.

Le jour de la lutte est arrivé, les hérauts ont annoncé la fête. Polydore n'ayant pu vaincre la résolution de son ami a pris tous les soins nécessaires pour armer Érotocritos avec le plus de magnificence possible. Le

roi, la reine, Arétusa assistent à la fête. Phrosyne a le cœur plein de tristes pensées.

Les héros s'avancent, c'est d'abord le prince de Mitylène, Démophanès, après lui, le fils du roi de Nauplie, Andromaque, Philarète, prince de Modon, le roi de Négrepont, Hercule; le jeune prince de Macédoine, Nicocrate, celui de Coron, Dracomaque, celui d'Esclavonie, Tripolème, celui de Naxos, Nicostrate; le prince de Caramanie; le fils du roi de Byzance, le roi de Patras, enfin Érotocritos viennent s'inscrire à la suite. Les trompettes annoncent l'entrée de chacun d'eux, le poëte décrit leurs coursiers, leurs armures, les ornements de leurs casques, les devises que chacun d'eux porte.

Monté sur un cheval tout noir, mais dont les pieds sont blancs comme l'argent, Érotocritos efface tous ses rivaux par la splendeur de ses armes, la beauté de sa taille, l'élégance de son maintien; il porte sur son casque un emblême de son amour : c'est un cœur qui brûle dans une flamme, et la devise explique qu'il n'a pu soustraire son âme au feu qui la dévore.

Quand il a donné son nom au roi, Arétusa a eu de la peine à retenir son cœur qui volait vers son amant. Luimême a tremblé devant elle. Tout le monde admire sa jeunesse, mais Arétusa, plus que personne. Singulière puissance de l'amour! la magnificence des autres concurrents, leur noblesse, leur courage, tout s'efface aux yeux d'Arétusa devant le mérite d'Erotocritos.

Tout-à-coup, un bruit attire l'attention de la foule. On croyait la liste des concurrents fermée, et voilà qu'il s'en présente un nouveau; il est tout vêtu de noir, son cheval est noir, ses compagnons ont aussi des vêtements noirs. C'est le prince de Crête: il porte le deuil de sa femme qu'il a tuée (1). Il a cédé aux instances de ses amis en venant à ce tournoi.

(1) C'est l'histoire de Procris et Céphale aftribuée à ce prince.

A sa vue, le Caramanite entre en fureur, sa colère bouillonne; il s'avance, et déclare qu'il a contre le Crétois les plus justes raisons de vengeance. « Son père, dit-il, a volé l'épée du mien, il l'avait invité à prendre place à sa table; mon père était allé à ce festin sans défiance, il avait suspendu son épée aux branches d'un arbre; la nuit, le Crétois a dérobé cette épée, et c'est celle que porte son fils. » Le Crétois allègue que cette épée fut gagnée dans un combat légitime. Le Caramanite insiste, il demande une lutte; le roi refuse d'abord, mais, à la prière du prince crétois, il y consent.

Armés d'un bouclier et d'une épée, les deux champions engagent le combat, ils font tous les deux des prodiges d'habileté et de valeur, ils se portent des coups terribles. Le Caramanite est redoutable, le Crétois est plein d'adresse: ils combattent comme deux lions affamés. Enfin Spitholiontès (1) est renversé; il meurt et la foule applaudit le Crétois.

Tout le monde se sent débarrassé d'une crainte qui pesait sur chacun des concurrents, sa puissance a passé comme un nuage; Arétusa seule ne partage pas cette joie, cette mort a fait sur elle une triste et profonde impression.

Ainsi se passe la première journée du tournoi. Arétusa attend avec impatience le retour de la lumière. Érotocritos n'éprouve pas une impatience moins vive. Enfin le jour a paru; déjà le roi est sur l'estrade, la foule remplit le champ-clos et les chevaliers s'avancent prêts à combattre. On tire au sort l'adversaire que chacun doit avoir. Érotocritos est désigné le premier, il doit combattre contre Philarète; on pense bien qu'Arétusa n'est insensible à rien de ce qui se passe. Les

(1) Spitholiontès ou Spithioliontas serait-ce un composé de níα étincelle et Aɛóv Léon? M. Sathas me dit que dans le nord de la Grèce on appelle ainsi la pierre à fusil. » (Note de M. Bikelas.)

yeux fixés sur Érotocritos, elle admire son air noble et sa beauté; elle interroge sa nourrice et lui demande s'il est un roi qui le vaille. La malheureuse confidente, qui redoute pour son enfant les suites de son amour, tâche en vain de diminuer l'ardeur de cette admiration.

Enfin les trompettes sonnent, les deux rivaux s'élancent l'un sur l'autre, le peuple impatient attend en silence, ils se heurtent. Érotocritos reste inébranlable sous les coups de son adversaire. Bientôt Philarète est renversé. La trompette proclame le succès du vainqueur, et le souverain de Négrepont vient pour lutter avec lui. Héraclès a bientôt le même sort que Philarète. Dracocardos lui succède, c'est un terrible jouteur, mais Érotocritos lui résiste avec bonheur; une fois cependant, Érotocritos est frappé si roidement par la lance de son adversaire, qu'il manque d'en perdre la respiration. Le sang jaillit de sa bouche et coule sur sa poitrine. Arétusa l'a vu; le coup qui vient de frapper Érotocritos est entré plus profondément dans son cœur que dans la poitrine de son amant. Elle pàlit, prête à s'évanouir, Phrosyne cependant seule s'aperçoit de ce trouble. Dracorcardos est renversé.

Érotocritos a fourni sa carrière, personne ne se présentant plus pour le combattre, il se retire de l'arène. La joute continue entre les autres concurrents Kapridémos, Liokarsès, Dracomachos, Nicostrate, Tripolème, etc.

Capridémos vainqueur doit, dans une dernière épreuve, disputer la victoire à Érotocritos. Les deux adversaires se livrent plusieurs assauts. Un instant, Érotocritos a semblé faillir, il a été sur le point de tomber. Arétusa en a eu l'àme toute troublée, elle a pâli, elle est devenue comme une morte, elle a rougi; mais enfin la voilà rassurée sur le sort de celui qu'elle

aime. Érotocritos triomphe, il reçoit des mains du roi la récompense de sa valeur. Toute la ville retentit de ses louanges; plus Arétusa les écoute, plus elle se sent éprise d'un violent amour pour le valeureux chevalier qu'on célèbre.

LIVRE TROISIÈME.

Comme le malade qui a soif, qui boit et sent la soif s'allumer encore davantage en ses veines, ainsi Arétusa se consume d'amour, elle a perdu la gaieté; son teint fleuri a perdu ses aimables couleurs, et nul médecin ne peut découvrir la cause de son mal. En vain on l'interroge, elle ne fait connaître sa passion qu'à sa nourrice. Celle-ci, pour la combattre, essaie de rabaisser la victoire d'Érotocritos. Elle se refuse à voir dans le succès du chevalier l'indice d'une grande âme; elle n'y reconnaît que l'effet du hasard. Elle ne cesse de rappeler à Arétusa sa haute condition, ses grandes espérances, mais toutes ses paroles sont inutiles..

Arétusa explique de vingt manières différentes, les agitations de son cœur ; elle est comme le roseau que le vent agite; elle est comme la barque sur les flots sans pilote, sans gouvernail. Ses jours se passent avec sa nourrice dans de longs entretiens, sur l'amour, sur ses effets, sur les souffrances qu'il impose à ceux dont il a rempli le cœur.

Arétusa, tout entière à sa passion, laisse parler sa nourrice, et elle cherche en sa pensée le moyen d'entretenir Érotocritos. Elle songe à prendre pour lieu de rendez-vous une salle basse du palais où l'on garde les vivres. Cette pièce donne sur la rue qui sépare le palais de la maison de Pézostrate, par une fenêtre garnie de solides barreaux de fer.

La difficulté était de faire consentir Phrosyne à ces

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