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aux habitudes de ce genre de poésie, c'est l'histoire, c'est la réalité qui est plus émouvante, plus riche en détails pathétiques, en circonstances dramatiques. On a lieu de s'étonner, puisque, suivant le chroniqueur, tout le monde s'entretenait des amours de la reine, que le poëte n'en ait rien dit, qu'il ait passé sous silence la rencontre imprévue, dans un couvent, du roi et de sa maîtresse : il y avait là de quoi intéresser vivement un auditoire. Peut-être y avait-il, sur le même fait, d'autres récits qui ne sont pas venus jusqu'à nous, et que le hasard fera quelque jour reparaître. Faudrait-il aussi conclure de cet exemple que, dans ces sortes de monuments historiques, la vérité n'a jamais été dénaturée par l'exagération des chanteurs? Ce serait aller trop que de réhabiliter la légende et la réduire à n'être plus qu'un minimum de l'histoire.

loin

Ces deux chansons sont d'un mérite inégal. Celle que nous donnons la première porte le n° 16 dans Sakellarios. L'autre qui porte le no 15, est plus rude de langage, moins développée, beaucoup moins riche en détails, et beaucoup moins pathétique. Dans l'une et dans l'autre il se rencontre des particularités absolument semblables qui prouvent une communauté d'origine, il n'y a de différence que dans le talent des deux poëtes. L'auteur du no 16 a plus d'imagination, plus de grâce dans le langage, plus d'attention à multiplier les circonstances capables d'attendrir les auditeurs. En voici l'analyse.

Arodaphnousa aime le prince d'un amour naïfet fidèle. Appelée devant la reine, elle se pare de vêtements de choix. Elle met dans sa toilette une coquetterie touchante; elle réfléchit en chemin aux paroles dont elle saluera la reine. Elle veut y mettre toute gentillesse et toute bonne grâce. La perfidie de la reine, les feintes caresses dont elle la couvre: la joie d'une première

journée où rien ne transpire des cruels desseins qu'elle a formés; l'abandon d'Arodaphnousa, la malice des suivantes qui rient de loin et prévoient l'issue de cette fatale aventure; l'imprudente étourderie de la maîtresse du roi, ses propos insultants qu'une servante a recueillis et qu'elle rapporte à la reine, forment un premier acte, pour ainsi dire, admirablement conduit.

La reine a résolu de se venger. Le lendemain un nouveau message appelle Arodaphnousa près d'elle. De tristes pressentiments viennent au cœur de la jeune fille. Elle se rappelle ses paroles inconsidérées, elle craint bien de ne pas revenir chez elle. Elle ne prend plus, comme la veille, les vêtements les plus riches et les plus éclatants; au contraire elle se couvre de noir. Par un docte souvenir, ou plutôt, par la conformité du génie grec, toujours semblable à lui-même, jusque dans la dégradation du moyen âge, l'auteur de cette chanson se rapproche d'Euripide. On sait comment, dans la tragédie d'Alceste, cette malheureuse jeune femme, avant d'expirer pour sauver son mari de la mort, dit un adieu éloquent à sa maison, à ses enfants, aux autels de ses dieux, à sa couche nuptiale! Cette admirable scène, a, toute proportion gardée, son pendant dans notre chanson. Les adieux d'Arodaphnousa à sa maison, à sa chambre, à ses coffres qu'elle n'ouvrira plus, à son petit enfant qu'elle a endormi et qui se réveillera dans les bras d'un autre, sont, dans un autre style, d'une inspiration aussi gracieuse, aussi touchante que celle d'Euripide. Il est impossible de n'être point ému en les lisant.

Quand elle va mourir, elle n'est pas moins éloquente en saluant d'un dernier adieu le roi qu'elle aime depuis huit ans d'un amour si sincère : elle pousse un cri. Cette voix suprême arrive à l'oreille du roi. Il fait aussitôt seller son cheval, il accourt, il entre en faisant voler la

porte hors de ses gonds, il voit sa malheureuse amante baignée dans le sang, il s'évanouit de douleur. Puis la vie lui revient avec la colère. Ses durs propos adressés à la reine, ses menaces, sa vengeance, sa profonde émotion, les plaintes qu'il répand, les honneurs dont il fait accompagner les obsèques d'Arodaphnousa, toute cette suite de transports, ne forment pas des tableaux moins heureux et moins brillants que ceux dont nous avons déjà parlé; et, comme il faut, en fin de compte, que la morale ait sa place dans une chanson destinée aux assemblées populaires, le poëte termine par ce trait d'une ingénieuse simplicité : « Et vous, qui êtes mariés, dites adieu à l'amour!"

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On va lire ces deux compositions, dont l'une surtout fait honneur au génie grec.

Cet intérêt littéraire peut bien avoir sa place à côté de celui que nous inspire l'histoire d'un Lusignan, dont le souvenir se conserve encore, quoique bien effacé dans la mémoire des Cypriotes, avec ce trait particulier à nos français une galanterie volage féconde en dénouements tragiques.

N 16.

CHANSON SUR ARODAPHNOUSA.

En haut, dans le voisinage, il y a trois sœurs; l'une s'appelle Krystallo, l'autre petite Hélène, et la troisième, la plus belle, on la nomme Arodaphnousa. Celleci l'empereur l'aime, celle-ci le roi l'aime, le roi du levant et l'empereur du couchant. Quand la reine en eut connaissance elle en eut un bien vif chagrin. Elle envoie quatre messagers vers Arodaphnousa pour lui donner ordre de venir. Quand Arodaphnousa apprit cet ordre, son cœur battit dans sa poitrine; ses larmes

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commencèrent à couler, elle pleura de toute sincérité; elle se défend, elle dit aux serviteurs : « Que me veut la reine? Que signifie cet ordre? Veut-elle me prendre parmi ses esclaves, il faut que j'emporte mon métier; veut-elle que je danse, je prendrai mon écharpe... » Les serviteurs lui répondent : « nous irons comme vous voudrez; nous sommes pressés, nous avons faim, il faut que nous mangions. » Arodaphnousa rentre chez elle, pour changer de vêtements. Elle prend, dessous, des vêtements brodés, et, dessus, des vêtements dorés; enfin elle met sur le tout un vêtement de perles. Elle prend des parfums, elle lave son corps; elle croyait qu'elle allait près d'une compagne de son rang. Elle a pris une branche de romarin, pour se préserver du soleil, une pomme dans la main avec laquelle elle joue, et elle se met en marche. Elle va au palais, elle s'arrête et réfléchit en ellemême, elle s'arrête et réfléchit sur la manière dont elle saluera la reine. Lui dira-t-elle « le giroflier, le giroflier a des rameaux; » lui dira-t-elle, « la rose a des épines; comment la saluera-t-elle comme il lui convient d'être saluée. « Salut reine, fille de roi, qui brilles sur le trône, comme une blanche colombe. » Quand la reine l'a vue, elle s'est levée pour venir au devant d'elle: «Tu as bien fait de venir, Arodaphnousa, pour boire et pour manger avec moi, pour manger les parties délicates d'un lièvre, pour manger une perdrix rôtie, pour boire de ce vin si doux dont boivent les braves; quand les malades en boivent, ils sont aussitôt guéris.” Quand Arodaphnousa l'entend, son cœur s'en réjouit; elle a pris une chaise dorée, et elle s'est assise près d'elle. Rose de "Rose de pourpre, flèche toute d'or, ma reine, que me voulez-vous? Pourquoi m'avez-vous fait venir?" "Je t'ai fait venir pour te voir, pour te faire asseoir auprès de moi, pour causer ensemble, et ensuite pour manger ensemble, et pour nous promener. "

Elle la prend par la main, et elles vont dans le jardin, et tous ceux qui les voient, les admirent. Elles ont passé ce jour comme des sœurs, elles ont joué ensemble, elles se sont promenées, les servantes malignes en rient de loin.

Le jour est fini, et le soleil va bientôt se coucher. Arodaphnousa commence à prendre congé de la reine: «Je vous souhaite une bonne santé, reine,branche de pommier d'or, qui avez le cou blanc comme une perle. » La reine ne l'entendit pas, et elle ne lui répondit pas. Arodaphnousa en conçoit de la colère, et elle reprend : « La voilà cette femme au gros vilain front, édentée, ce petit coq enroué dont on me disait tant de belles choses. "

La reine n'entendit pas, mais ses servantes entendirent. « Écoutez, Madame, écoutez Arodaphnousa ce qu'elle dit de vous: elle vous a appelée femme au vilain front, édentée, petit coq enroué dont on dit tant de belles choses.”

Quand elle apprit cela, la reine en fut trèsmécontente; le lendemain, elle envoie à Arodaphnousa un cavalier. — « En route Arodaphnousa, la reine veut vous voir, allons vite en route. » — « Hier, j'étais chez la reine, et elle veut maintenant me voir ! » — « Allons, vite, cela ne me regarde pas. "

Quand elle entend ces mots, le coeur lui bat dans la poitrine; elle se rappelle alors les propos qu'elle a tenus. " Attends un petit instant que je me reconnaisse et m'arrange; j'ai peur dans mon âme de ne plus revenir. Adieu ma maison ! et mon lit où je couchais, adieu ma chambre où je buvais le café, cour où je me promenais; je te ferme, ô mon coffre, et je ne t'ouvrirai plus. Je t'endors, ô mon cher enfant, et tu t'éveilleras avec une autre; c'est moi qui t'ai donné le jour; il faudra qu'une autre te fasse grandir!

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Elle se mit en marche, elle fit le chemin tout entier,

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