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qu'à peine trouvait-on quatre personnes qui la possédassent, quoique beaucoup de gens parlassent grec, arabe et hébreu (1). Dans tout ce que Roger Bacon dit des causes de l'ignorance humaine, il fait preuve du jugement le plus droit et le plus ferme. Il dépasse de beaucoup les hommes de son siècle, en leur faisant voir l'utilité de la grammaire. Le texte sacré, dit-il, déri– vant du grec et de l'hébreu, la philosophie dérivant de ces langues et de l'arabe, on ne peut en acquérir une connaissance parfaite sans posséder préalablement celle de ces idiomes (2). Avec une rare pénétration il avait découvert les vices des diverses traductions qui étaient alors aux mains des étudiants, et il ne faut pas s'étonner de le voir écrire au Pape : « Si j'avais quelque autorité sur les livres d'Aristote, je les ferais tous brûler, car on ne peut que perdre son temps en les étudiant et multiplier les sources de l'erreur et de l'ignorance (3). » « En s'exprimant ainsi, il ne voulait sans doute pas parler des ouvrages d'Aristote, ainsi que Jebb paraît le croire, mais simplement des versions latines sur lesquelles la foule des étudiants s'exerçait, s'en tenant à l'apparence, ne s'inquiétant point de ce qu'ils savaient, mais de ce qu'ils paraissaient savoir aux yeux d'une multitude insensée (*). "

nesse... De toutes ces grammaires particulières, un esprit tel que le sien ne pouvait manquer de s'élever à la théorie générale du langage... Aussi le voyons-nous appliqué, lui presque seul dans tout son siècle, à comparer les vocabulaires, à rapprocher des syntaxes... Cette grammaire universelle lui semblait être la véritable logique, la meilleure philosophie; il lui attribuait tant de puissance, qu'à l'aide d'une telle science il se croyait capable d'enseigner l'hébreu en trois jours, le grec en trois autres. Certum est mihi, quod intra tres dies ego quemcumque diligentem et confidentem docerem Hebræum, et sciret legere et intelligere, quidquid sancti dicunt... Et per tres dies de græco iterum, ut non solum sciret legere et intelligere quidquid pertinet ad Theologiam, sed et ad philosophiam et ad linguam latinam. (Epist. de laude sacræ scripturæ ad Clem. IV). Hist. litt. de Fr. t. xx. p. 233 et 234).

(1) Opus tertium ad Clém. IV, ap. Jebbi Præf.

(2) Opus majus, p. 41.

(3) Ap. Jebbi Præfat. Jourdain p. 386.

(4) Jourdain p. 386.

Aristote n'occupa pas seul l'attention de Roger Bacon; Ptolémée et Euclide sont souvent nommés par lui. On peut bien dire que Roger Bacon fit au moyen âge, les tentatives les plus sérieuses qui eussent jamais été entreprises pour la connaissance du grec. II est triste pour l'histoire des ordres religieux et de la papauté, qu'on soit forcé de dire que ce grand esprit, victime de son amour pour la philosophie, a été mis aux fers dans un cachot, en un temps où Aristote jouissait de la faveur publique.

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Maître Durand d'Auvergne, surnommé le spéculateur, avait traduit les Économiques d'Aristote, s'il en faut croire la note suivante placée à la fin de l'ouvrage : explicit Yconomia Aristotelis translata de græco in latinum per unum archiepiscopum et unum episcopum de Græcia et Magistrum Durandum de Avernia latinum procuratorem Universitatis, tunc temporis in curia romana. Actum Anagniæ, in mense Augusti, pontificatus D. Bonifacii VIII anno primo. » Cette traduction de Durand d'Auvergne est de 1295. Elle eut un tel succès que dix ans après la mort de Léonard d'Arezzo, en 1455, l'illustre Guillaume Fichet, futur recteur de l'Université de Paris, la faisait encore copier pour son usage (1).

Comme Guillaume de Meerbeke, Jean Basingestokes avait voyagé et vécu dans la Grèce. C'était de la fille de l'archevêque d'Athènes qu'il avait appris le grec. Quoiqu'il eût longtemps et très-bien étudié dans Paris, il déclarait devoir ce qu'il savait de meilleur à cette jeune athénienne qui, à vingt ans, possédait tous les arts libéraux. Mathieu Paris a fait en ces termes l'éloge de cette fille savante: « Hæc puella, pestilentias, tonitrua, eclipses, et, quod mirabilius fuit, terræ motum prædi

(1) Hist. Litt. de la Fr. t. XXV, p. 62. A. Jourdain, p. 71.

cens, omnes suos auditores infaillibiliter premunivit (1).» Robert Lincoln dut beaucoup à Jean Basingestokes. Il lui fit connaître l'existence du texte grec du testament des douze patriarches. Eclairé par ses renseignements, l'évêque de Lincoln envoya en Grèce pour se procurer cet ouvrage. Ainsi s'introduisaient, à la faveur du zèle pour le grec, quelques manuscrits de l'Orient en Occident.

Selon Mathieu Paris, Jean rapporta de Grèce et fit connaître en Angleterre les figures numériques des Grecs, leur valeur et leur signification. "Il traduisit aussi du grec en latin un ouvrage dans lequel, dit le même historien, « artificiose et compendiose tota vis grammaticæ continetur » et auquel il donna le titre de Donat des Grecs (2).

Ce n'est pas sans intérêt qu'on rapproche de ce groupe d'hellénistes anglais, Michel Scot, originaire d'Écosse et qui passe pour avoir ajouté à la connaissance de l'arabe et de l'hébreu celle du grec. C'est la continuation dans le même pays d'un genre d'esprit qui, de bonne heure, poussa les philosophes de ces contrées à l'étude des langues étrangères et à la poursuite d'une science quelquefois téméraire. Celui-ci se rendit en effet célèbre par son habileté à scruter les secrets de la nature; il y gagna même la triste et dangereuse réputation d'être versé dans la magie (3).

(1) Hist. maj. Ang. p. 721, cité par Jourdain, p. 63. (2) Hist. maj. ibid. - Jourdain ibid.

(3) Fr. Pipini, apud Muratori. Rer. Italic. script. t. IV, col. 970 Michael iste dictus est spiritu prophetico claruisse: edidit enim versus quibus quarumdam Italiæ urbium ruinam variosque prædixit eventus. »

Dans le poème Macaronique de Folengo ou Merlin Coccaie :

Ecce Michaelis de Incantu regula scoti,
Qua post sex formas ceræ fabricatur imago
Dæmonii Sathan, Saturni facta piombo....
Hac, licet obsistant, coguntur amare puellæ.

Ecce idem Scotus, qui stando sub arboris umbra...

Quattuor inde vocat magna cum voce Diablos...

Macaronea XVIII. v. 182-195. Hist. litt. de la Fr. t. xx. p. 44.

C'est de lui que Dante a écrit dans son XX chant de l'Enfer :

Quell'altro, che ne' fianchi è cosi poco,
Michele Scotto fù; che veramente

Delle magiche frode seppe il giuoco (').

Il commença ses études à Oxford, il vint les continuer à Paris; suivant l'usage du temps, il partit pour l'Espagne où les sciences jetaient le plus vif éclat, non seulement parmi les Sarrasins, mais encore à la cour des princes chrétiens. Sa grande réputation lui valut l'amitié de Frédéric II, empereur d'Allemagne. Scot lui dédia plusieurs de ses livres. Quand ce prince fut mort, Scot retourna dans son pays, pendant qu'Alexandre III régnait en Écosse et Henri III en Angleterre. Il était en honneur et en crédit à la cour d'Edouard Ier qui succéda en Angleterre à Henri III, et mourut à peu près vers 1290 ou 1291.

Bale et Pits ont donné la nomenclature des traductions de Scot. Ce sont des versions de livres arabes ou grecs. Frédéric II avait demandé une traduction des œuvres d'Aristote : Michel Scot fut un des hommes de lettres qui s'occupèrent de ce travail. « Michel Scot, dit Daunou (*), ne traduisit point, quoiqu'on en ait dit, tous les traités du philosophe grec. L'édition de Venise, 1496, 2 vol. in-fol., que Niceron annonce comme renfermant une traduction latine complète due en entier au docteur écossais, n'est qu'un recueil de versions qui appartiennent en grande partie à d'autres interprètes. Scot n'a traduit, selon toute apparence, que l'Histoire des Animaux..." Scot s'est attaché particulièrement à Avicenne et à Averroës. Albert le Grand ne vante pas son hellénisme, il dit qu'il n'a pas bien compris les livres d'Aristote: «Nec bene intellexit libros Aristotelis." (1) V. 115.

(2) Hist. litt. de la France, t. XX. p. 47.

Roger Bacon, dit A. Jourdain, ne s'exprime pas d'une manière plus favorable : « Michael Scotus, ignarus qui-, dem et verborum et rerum, fere omnia quæ sub nomine ejus prodierunt, ab Andrea quodam Judæo mutuatus est (1).» Ce témoignage serait grave contre Michel Scot, si Roger Bacon n'eût été lui-même sujet à quelques erreurs et à des contradictions dans ses appréciations. Dans son Abrégé de Théologie, il attribue une version latine de l'Histoire des Animaux d'Aristote à un nommé André (*); et dans son traité de l'Utilité des Sciences, il en parle comme d'un très-estimable travail de Michel Scot (3).

XXXIII.

On ne saurait trop insister sur les progrès de l'esprit humain au XIIIe siècle. Nul ne refusera d'en faire honneur à l'influence d'Aristote et de quelques autres philosophes grecs mieux connus, et plus savamment interprétés. Ce grand mouvement commence à peu près vers 1232 et ne s'arrête plus jusqu'à la fin du siècle. D'abord, on a recours pour étudier le philosophe grec à des versions faites d'après des traductions arabes; bientôt on ne se sert plus que des versions faites d'après le grec. Il s'est formé peu à peu une pléïade d'hellénistes que les manuscrits venus d'Orient aident à sortir de la dépendance des Juifs et des Arabes. Sans doute Avicenne et Averroes conservent encore leur grande autorité, mais on contrôle leurs versions par des rapprochements avec le texte original.

On peut citer Guillaume d'Auvergne comme le témoin et la preuve de cet heureux changement dans les études. Evêque de Paris pendant vingt années, de 1228 à 1248,

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(2) Compend. Théolog. fol. 139.

Jourdain, p. 134.

(3) Op. maj. p. 36. Hist. litt. de la France, t. XX. p. 48.

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