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L'évêque au contraire est un enfant de la cité. Qu'il soit d'une naissance illustre, il conserve l'autorité qu'il tient de sa famille, et la consacre par celle de l'épiscopat. Qu'il soit issu d'une condition infime, son mérite reconnu par une élection spontanée et bruyante, couvre à jamais d'éclat l'obscurité de son origine. Le pouvoir, les richesses, la pompe d'une haute situation, l'estime, la considération acquise par des bienfaits, tout contribue à élever l'évêque au-dessus de tous les citoyens de la ville. Rien ne manque à l'évêque; à n'envisager ce poste qu'avec des yeux profanes, il est digne d'envie. « Faites-nous évêques, disait Prétextat, et nous nous ferons chrétiens (1). ›

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Le tribunal de l'évêque, l'audience épiscopale, attirent bientôt toutes les affaires dans le même cercle. « Ce ne sont plus seulement quelques débats de famille ou de ménage à pacifier, ce sont toutes les questions du droit civil: les successions, les acquisitions, les obligations, les contrats, dont l'évêque est bon gré mal gré, forcé de devenir l'arbitre. » « Ils nous pressent, ils nous prient, ils nous étourdissent, ils nous torturent,» s'écrie un de ces juges improvisés, fatigué lui-même de l'excès de sa popularité, pour que nous nous occupions des choses de la terre qu'ils aiment (2). Deux lois successives d'Arcadius (398 et 400) confirment cette juridiction épiscopale. L'évêque reste un arbitre volontaire, mais la loi donne à sa sentence un effet obligatoire pour les parties qui s'y sont soumises.

Cette autorité toujours croissante donne au caractère de l'évêque une hauteur qu'on ne peut nier. Affermi sur son trône, il ne craint rien. Il est lui-même toute autorité. Le moyen âge a dejà commencé : Grégoire VII et Innocent III ne feront que suivre la tradition ita

(') Beugnot. Destruct. du Pag., t. 1, p. 450.

(2) Saint Augustin, cité par M. de Broglie, ibid. 460.

lienne du IVe siècle. Saint Ambroise ne disait-il pas à Théodose : « L'Eglise n'est pas dans l'Empire, c'est l'Empereur qui est dans l'Eglise. "Constance avait trouvé plus de docilité dans l'Orient, il disait : « Ma volonté est un canon comme tout autre, et mes évêques d'Orient trouvent bon qu'il en soit ainsi! » Théodose fut tout surpris quand la première fois il se trouva devant Ambroise. Il n'avait jamais rencontré tant de fierté, une franchise si nette, une constance si marquée. Il lui en resta une profonde impression. Exclu de l'église, il attendait qu'Ambroise lui en ouvrît les portes. Il ne comptait ni sur la puissance, ni sur les séductions, ni sur les menaces, pour triompher de cette volonté rigide. Quand Rufin, simple courtisan, lui disait : « J'irai trouver Ambroise et j'obtiendrai qu'il vous relâche de ce lieu. Non, lui répondait-il, je le connais : vous ne lui persuaderez rien; jamais, par crainte de la puissance impériale, il ne violera la loi divine (1). De retour à Constantinople, il sentit qu'il avait affaire à d'autres hommes. Lorsque l'évêque Nectaire l'invita à reprendre la place d'honneur qui lui était réservée dans le choeur : « Non, dit-il; j'ai appris à Milan à comprendre le peu qu'est un empereur dans une église, et la différence qu'il y a de lui à un évêque. Mais personne ici ne me dit la vérité. D'évêque, je n'en connais qu'un, c'est Ambroise (*).

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Jusque dans la vie monacale se retrouve la profonde empreinte des deux génies. Les solitaires de l'Orient, nés dans la patrie des spéculations métaphysiques, sont abstraits, réfléchis, taciturnes. Ils fuient les hommes et neles approchent qu'à regret. C'est parmi eux que l'on trouve ces exemples d'une solitude poussée jusqu'à l'excès, ces saints immobiles au sommet d'une colonne.

(1) De Broglie. t. II, p. 316.

(2) Théod. V. 18,- Soz. VII, 25.

- De Broglie. 338.

Ceux de l'occident, faits plutôt pour la vie active, s'établissent au milieu des populations, se livrent au travail répandent leur influence autour d'eux, et, comme l'évêque dont nous avons parlé, se font le centre d'une société nouvelle.

Toutes ces raisons, sans les événements de la politique et de l'histoire, auraient suffi à séparer Rome de Constantinople. Avant même que le partage fût complet entre les deux moitiés de l'empire, avant que chacune d'elles se fût fait des destinées diverses, il y avait des motifs puissants qui devaient amener une rupture de relations. Déjà, au quatrième siècle, le peu d'attrait des deux capitales l'une pour l'autre se remarque dans l'histoire. Que Rome eût conservé un sentiment de jalousie pour la rivale qui lui avait enlevé l'Empire, il n'y a rien là d'invraisemblable. Cette mauvaise disposition ne pouvait que grandir de jour en jour, au milieu des luttes que les hérésies engagèrent bientôt entre elles. Constantinople a souvent recours à Rome. C'est de là qu'elle attend les décisions dogmatiques qui doivent apaiser les querelles; elle les implore. Libanius appelle Rome to xɛpáλatov (1), mais il ne peut croire que le siége de son évêque n'ait aussi son indépendance. Souvent mêlée sans résultat à des arbitrages, à des réconciliations qui n'aboutissent jamais à une paix durable, l'autorité romaine se prête à regret à de nouveaux appels. Les papes ont gardé un levain de défiance contre les fauteurs d'Arius. Ils voient sans cesse renaître de nouvelles difficultés, ils ne se rendent qu'avec hésitation arbitres entre les divers partis.

Nous en avons un exemple dans la vie de Saint Basile. Aux prises avec les semi-Ariens, il a recours à Rome. Damase, dit M. de Broglie (2),

(1) T. I, p. 448, cité par Beugnot, p. 226.

(2) T. I, p. 119.

et un certain nombre d'évêques d'Occident réunis, à Rome, se bornèrent à renouveler d'une façon vague, la condamnation de la formule de Rimini. Puis le député de Basile lui fut renvoyé avec une réponse pleine de commisération pour l'état de l'Orient, mais qui n'apportait aucun secours efficace. Sans perdre ni temps, ni courage, Basile expédia sur-le-champ une seconde missive plus pressante encore que la première, et qui fut revêtue de la signature d'un grand nombre de ses collègues en épiscopat. Il y peignait dans des termes pathétiques l'horrible condition où était réduit l'Orient chrétien : « Hâtez-vous, y est-il dit, pendant qu'il y a encore ici quelques hommes debout, pendant qu'il reste quelque vestige de notre ancien état, avant que le naufrage soit complet. Nous sommes à vos genoux, tendez-nous la main... Ne laissez point tomber dans l'erreur la moitié du monde, ni la foi s'éteindre aux lieux mêmes où elle a pris naissance. » A ces accents désespérés, l'Occident, préoccupé de ses propres difficultés, ne s'émut que faiblement, et la seconde députation de Basile resta aussi impuissante que la première.

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Saint Basile en ressent dans son cœur un vif chagrin, il s'étonne des ménagements gardés par Rome avec les fanatiques d'Antioche » il laisse échapper ces paroles de mécontentement: « Quand je pense à ce qui nous vient d'Occident, ce vers d'Homère me revient en mémoire: « Je regrette qu'on ait imploré cet homme car il est superbe. » En effet, les gens qui ont le cœur enflé deviennent encore plus orgueilleux par la soumission qu'on leur témoigne. Au fond, si Dieu prend pitié de nous, qu'avons-nous besoin d'autre appui, et si sa colère s'appesantit sur nous, de quel secours nous sera l'orgueil de l'Occident? Ils ne savent pas la vérité et né veulent pas qu'on la leur apprenne... J'ai été tenté

d'écrire pour mon compte particulier et d'homme à homme, une lettre à leur chef je ne lui aurais rien dit des affaires de l'église, puisqu'il ne se soucie de rien savoir, mais je l'aurais averti de ne pas insulter à ceux que la tentation éprouve, et de ne pas prendre l'orgueil comme une prérogative de la dignité, puisque cela seul est un péché qui nous fait ennemis de Dieu (1). »

Ces paroles d'aigreur révèlent, sans laisser subsister aucun doute, l'esprit de sourde rivalité qui séparait les deux fractions de l'église. Il se voit mieux encore dans la lutte de Saint Grégoire contre Paulin et ses amis. Celui-ci voulait monter après la mort de Mélèce sur le siége patriarchal d'Antioche. Le Concile était réuni à Constantinople, et les évêques placés sous la juridiction d'Antioche n'étaient pas disposés à reconnaître pour leur égal, et moins encore pour leur supérieur, Paulin, leur adversaire, et souvent leur calomniateur. Les occidentaux étaient pour lui. Saint Grégoire prêcha l'union dans le Concile. On écouta froidement du côté des Orientaux son plaidoyer en faveur de Paulin, mais un point surtout choqua extrêmement, ce fut l'allusion à l'intervention possible de l'Occident. « Quand ce mot fut prononcé, un murmure s'éleva, que Grégoire compare lui-même au croassement des geais et au bourdonnement d'une ruche (*). Pourquoi, s'écriait l'orgueil asiatique soulevé, l'Orient qui a donné naissance au Christ, irait-il prendre les ordres de ceux qu'il a lui-même initiés à la lumière (3)? »

Si Grégoire conseillait de recourir à l'Occident, c'est

(') De Broglie. t. I, p. 130, Saint Basile, ép. CCXXXIX.

(2) « C'était une armée de grues, d'oisons acharnés les uns contre les autres, s'entre-déchirant à qui mieux mieux; une troupe de geais vaniteux et criards, un essaim de guêpes prêtes à vous sauter au visage au moindre signe d'opposition. Grég. Naz. Carm. I.

(3) Quoniam Christus in oriente natus est, idcirco potior esse debet auctoritas orientalis ecclesiæ.— Gregor. Nazianz, apud. Bar., ad ann. 381, 46. – Am. Thierry. p. 76. 77.

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