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FRÈRES ET SŒUR.

Nouvelle, par Mm. CAROLINE PICHLER, traduite par Mme DE MONTOLIEU.

LE comte de Winterfels avait passé sa jeunesse dans l'une des premières cours de l'Allemagne; ses richesses, sa naissance, sa beauté et ses talens, l'avaient rendu l'objet de bien des vœux secrets, mais aussi celui de l'envie et de la séduction. Entraîné dans le tourbillon du grand monde et d'une cour brillante, il volait de plaisirs en plaisirs, de jouissances en jouissances, et répandait par la vivacité de son esprit, l'agrément de sa conversation, un charme auquel rarement le cœur d'une femme pouvait résister. La conscience de tant de qualités lui donnait une assurance qui rendait le charme encore plus puissant, mais qui lui faisait aussi regarder la constance, un véritable attachement, et le bonheur domestique, comme des êtres imaginaires, qui n'existaient que dans les productions des poëtes.

Une nièce du prince régnant était mariée dans une cour étrangère avec un prince du sang, dont l'age et le caractère lui avaient ôté à jamais tout espoir de bonheur. Dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, digne d'orner les premiers trônes de l'Europe, elle avait été condamnée par des vues politiques à voir sa vie se faner, dans une espèce de retraite à côté d'un vieillard incapable de sentir et d'apprécier tant de mérites, de qualités et d'avantages. Cependant elle supportait ce sort pénible avec courage et grandeur d'ame. Elle n'avait jamais aimé, et elle croyait posséder dans la paix de son cœur une garantie assurée de ne jamais succomber à une passion qui lui était inconnue. C'est avec ces dispositions qu'elle vint un été visiter sa famille et le théâtre de sa brillante jeunesse. Là, entourée de mille objets qui lui rappelaient ses plus heureuses années, son cœur fermé jusqu'alors s'ouvrit à de plus douces sensations, et là aussi elle vit le comte de Winterfels dans tout l'éclat de la beauté et de l'amabilité. Un accident survenu dans une partie sur l'eau, où le courage et l'mtrépidité du comte sauva la vie de la princesse, noua les premiers fils d'un attachement mutuel, et toutes les qualités brillantes de M. de Winterfels les eurent bientôt resserrés. En vain la voix de la raison et de l'expérience se fit entendre et repré

sentèrent à la princesse le comte comme un homme volage et dangereux. Elle commença par ne voir dans tout ce qu'on lui disait au préjudice du comte, que le langage de l'envie ou des prétentions blessées, et accorda une entière confiance à l'homme trop aimable, qui savait si bien faire ressortir tous ses avantages et détruire tout soupçon dès son origine. Le danger d'une relation aussi extraordinaire, la différence des rangs, le charme du mystère, tout se réu nissait pour rendre ce lien plus fort et plus durable, et pour la première fois de sa vie Winterfels se vit enlacé dans une passion qui par son intensité se distinguait si fort de toutes les relations du même genre qu'il avait eues auparavant, et qui faisait la plus forte impression sur son

ame.

La saison que la duchesse devait passer chez ses parens était écoulée; son séjour fut prolongé sous plusieurs prétextes plausibles, et pendant quelque tems ces amans réussirent à cacher aux yeux de la cour leur attachement devenu toujours plus intime; mais un hasard malheureux le fit dé couvrir au prince régnant et à son épouse. Il s'en suivit une explication, dans laquelle la duchesse sut maintenir encore toute sa dignité, mais elle se condamna elle-même à une séparation. On prit les mesures nécessaires, elle retourna auprès du duc son époux, le comte alla voyager; peu de personnes, excepté les membres de la famille du prince régnant, eurent connaissance de cette affaire, peu de courtisans l'avaient même soupçonnée. Le tems et l'éloignement en eurent bientôt effacé les faibles traces, bientôt on ne parla plus du départ de la princesse, et le bruit courut que le comte voyageait dans l'intention de chercher à se marier. C'est aussi ce qui arriva, mais pas aussitôt qu'on l'avait pensé. Quoique le cœur inconstant du comte ne fût pas capable d'un sentiment aussi profond que celui de son amie, cependant la duchesse était trop belle, trop aimable, et ses relations avec une femme aussi accomplie avaient été trop douces, pour qu'il eût pu se soumettre bientôt à de nouvelles chaînes moins solides, et y trouver le plaisir que des attachemens passagers lui procuraient autrefois. Enfin il oublia peu-à-peu combien il avait été heureux, ét après trois ans d'absence il revint dans la capitale avec une jeune personne de condition qu'il avait rencontrée dans une province éloignée, et qui joignait à une figure déli cieuse et à toute la fraîcheur de la jeunesse un cœur excellent et un amour passionné pour son mari, Ces notes furent

célébrées avec un éclat digne de son rang et de ses richesses. La comtesse de Winterfels parut à la cour, et tout le monde dut convenir que la fortunée qui avait toujours favorisé le comté, ne s'était pas encore démentie dans cette occasion. Julie ( c'est ainsi qu'elle s'appelait ) était mieux que jolie, elle était éblouissante de beauté. Bientôt elle fut entourée d'adorateurs, mais les hommages du monde entiér lui eussent été indifférens ; elle n'avait d'yeux que pour son époux, et même après plusieurs années, lorsque les infidélités trop fréquentes de celui-ci et une connaissance plus approfondie de son caractère eurent détruit le premier charme de son amour, elle lui restá attachée avec une tendresse qui la rendait plus malheureuse encore, et qui ne finit qu'avec sa vie. Elle avait donné au comte un fils; la naissance d'une fille, son second enfant, lui coûta la vie. Elle expira dans les bras de son mari, qui, malgré sa légèreté, sentit profondément la perte qu'il faisait, et qui ne trouva de consolation que dans le sentiment d'avoir recouvré une entière liberté. Il se décida à ne point se remarier,quoiqu'il ne fût encore que dans l'âge de la maturité ; et pour n'être gêné par aucun lien, il plaça son fils dans un institut d'éducation, et envoya la petite Julie, sa fille, avec sa nóurrice, une bonne paysanne, à la campagne dans une de ses terres; il en confia la surveillance à un honnête homme, probe et instruit, qui avait été jadis précepteur de son frère, et qui vivait dans une petite ferme aveo son aimablé et digne femme dans le voisinage du châtean.

Libre maintenant de toute contrainte, le comte se précipita de nouveau dans un gouffre de plaisirs, et goûta encore pendant quelques années les jouissances qu'offre le grand monde, mais enfin peu-à-peu il eo perdit le goût à mesure qu'il perdait la faculté d'en jouir. Le tems de la jeunesse, des sensations vives, des plaisirs bruyans était passé, et l'était plutôt pour lui qu'il ne l'eût été pour des hommes modérés et simples dans leur conduite. Sa santé s'était affaiblie. Il sentait que son rang seul ou ses richesses lui facilitaient encore quelques conquêtes auprès des femmes. On le flattait encore, on lui témoignait beaucoup d'égards, mais il avait trop d'esprit pour ne pas voir que ces égards s'adressaient plutôt à l'homme riche et puissant qu'à l'homme aimable d'autrefois ; il se décida donc à se retirer du grand monde avant que le grand monde le quittât. Il renonça à une des premières charges qu'il occupait à la cour, diminua să inaison et se borna à ne recevoir chez lui qu'un petit nombre

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d'amis choisis, mais il orna aussi sa solitude de toutes les
productions les plus recherchées des beaux-arts, et il tâcha
d'y établir la gaîté et la sérénité. Son hôtel fut bientôt le
point de réunion de tous les oisifs, de tous ceux qui ont
besoin de distractions, et aussi fréquenté que jadis, mais
c'étast par
des personnes différentes. Il cherchait ainsi à se
nourrir d'illusions, mais il ne pouvait parvenir à remplir le
vide qui régnait dans son cœur et qui se manifestait dans
ses actions, dans ses discours et dans son humeur. Il crut
enfin avoir trouvé le meilleur remède à ce mal en retirant
son fils de l'institut où il était élevé, et en le prenant chez
lui, avec un neveu fils de son frère, qui habitait la pro-
vince avec beaucoup d'enfans et peu de fortune. En effet,
la surveillance sur l'éducation et le développement de ces
deux jeunes gens, l'administration de ses vastes et nom-
breuses terres, dont il commença à s'occuper lui-même,
les voyages fréquens qu'il y' faisait, partageaient d'une
manière agréable ses momens, et lui firent oublier, au
moins pendant quelque tems, le contraste de sa vie actuelle
avec sa brillante jeunesse. Mais bientôt l'habitude ôta à ces
occupations l'attrait qu'elles avaient eu un instant pour lui.
Il se décida alors à retirer aussi sa fille Julie du séjour
tranquille où elle avait vécu jusqu'alors sous les yeux de la
plus tendre amitié, et à la garder chez lui : ce qui contribua
sur-tout à lui faire prendre cette résolution, ce fut le dépé-
rissement sensible de sa santé, qui lui faisait désirer les
soins plus tendres et plus délicats d'une femme. Julie entra
donc pour la première fois dans la maison de son père : elle
ne le connaissait que par quelques visites qu'il lui avait
faites pendant son séjour chez la personne à qui il l'avait con
fiée. C'était alors une jeune fille de quatorze ans, mais dont
la taille, le maintien et les manières avaient devancé l'âge.
On ne pouvait pas la dire précisément belle, ses traits et sa
figure étaient peut-être un peu trop prononcés, mais une
physionomie très-expressive et qui indiquait le sentiment et
la réflexion, une taille élancée et parfaitement régulière, de
très-beaux yeux, et une dignité calme dans ses moindres
mouvemens, lui attiraient involontairement l'estime et l'in-
térêt de tous ceux qui la voyaient. Le comte fut extrême-
ment satisfait en s'apercevant qu'elle n'avait de cette timidité,
que son éducation à la campagne avait dû naturellement
lui donner et dont il avait redouté l'excès, qu'autant qu'il
lui en fallait pour donner à son maintien une tenue décente
et sérieuse qui avait de l'attrait. Il remarqua aussi avec un

plaisir infini qu'elle avait l'esprit et le jugement assez mûrs et assez d'expérience pour qu'il pût lui confier tout de suite. la gestion supérieure de son ménage : elle s'en acquittait avec autant de sagesse que de mesure.

Une seule chose déplaisait au comte, c'était que l'ame de sa fille avait reçu une direction qui la rendait indifférente pour tout ce qu'il croyait être la seule vocation d'une fille de sa condition; il remarquait avec peine son penchant décidé pour la solitude et un dégoût voisin du mépris pour les personnes et les amusemens auxquels le grand monde attache le plus de prix. Elle recevait avec froideur et distraction les hommages des jeunes gens, et il fallut un ordre positif de son père pour l'engager à produire dans une société quelconque, ou devant qui que ce fût d'étranger à sa famille, des talens qu'elle possédait au plus haut degré. Son esprit se manifestait d'une manière d'autant plus aimable dans le cercle resserré de sa famille; elle y montrait alors à découvert la richesse de ses connaissances, la grandeur et la douceur de son caractère. Elle était l'ame de cette petite société, et elle augmentait par-là dans le cœur ravi de son père le désir ardent de pouvoir montrer au monde entier les riches dons de la nature dont sa fille était partagée, et d'en recueillir les louanges.

Charles son frère et Auguste son cousin s'attachèrent à elle avec la plus tendre amitié, et si le premier, auquel une partie du caractère de son père était échu en partage, témoignait quelquefois du mécontentement de son amour pour la retraite, elle l'appaisait bien vite par mille petites complaisances, et en flaitant son goût pour l'éclat et lá parure; et en le tirant quelquefois de quelques petits embarras dans lesquels sa légèreté l'avait jeté, elle lui était devenue si chère qu'il ne pouvait pas se passer d'elle. Elle trouvait des remèdes à tout, et lorsque personne ne pouvait on ne voulait venir au secours de Charles, sa sœur Julie avec son coup-d'œil juste, son sang-froid et sa raison, devenait sa protectrice, son conseil, son asyle, et souvent son défenseur auprès de leur père, à qui les approches de la vieillesse et des infirmités donnaient souvent de l'humeur. Un cœur généreux s'attache par ses bienfaits, Julie aimait beaucoup son frère, qui la chérissait et la respectait, mais elle trouvait dans l'ame de son cousin Auguste des accords qui étaient plus à l'unisson avec ses sentimens les plus intimes et les plus profonds; elle riait avec Charles, mais. avec Auguste, elle pouvait parler des objets sublimes et des

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