M. de Voltaire ent incontestablement le secret des grands tragiques. Plusieurs de ces pièces sont tenues en France pour classiques. Il connut l'art d'arracher le cœur et de déchirer les entrailles (pour parler comme M. Grimm), mais il est bon de remarquer que partout où il produisit ces grands effets, il fut à-la-fois noble et poétique autant que simple. Mahomet est bien loin d'être sa meilleure tragédie. Il ne faut donc pas l'appeler son chef-d'œuvre; encore moins le chef-d'œuvre du Théâtre-Français. It ne faut pas dire artificieusement: « Voici, dans le premier ouvrage de la scène française, des Arabes, des brigands. qu'on nous dit sans culture, et qui parlent en philosophes; donc l'auteur était obligé de les faire parler ainsi pour réussir; donc sa nation aime le faux sur la scène; et enfin c'est le tort du vers alexandrin qui promène partout sa pompe et son ennui. Un tel raisonnement est tout-à-fait vicieux. M. Grimm en veut beaucoup à notre vers alexandrin. Il lui reproche de ne pouvoir appeler un curé M. le curé: sans doute il est dommage d'être privé d'une pareille douceur. Si le correspondant eût connu la tragédie moderne de Henri IV (2); il se fût probablement égayé sur ces dons, attributs de l'aisance, qui traduisent si mal la poule au pot de notre bon roi. Mais il aurait eu beau rire; la partie n'eût pas été perdue pour cela. Nous Ini aurions bientôt cité mille exemples embarrassans, tels que ce passage de Phèdre, Ils ne se verront plus. - Ils s'aimeront toujours! Et ces mots terribles d'Iphigénie en Aulide : Verra-t-on à l'autel votre auguste famille. Je remarquerai, en passant, que Racine le cérémonieux, ne fait pas dire à Agamemnon, fille d'Atride, vous y por terez vos pas; il n'est donc pas toujours si mal avisé. Rappellerai-je cet endroit des Horaces: Que voulez-vous qu'il fit contre trois? -Qu'il mourut. (2) De M. Legòuvé. Et sur-tout cet admirable dialogue du Cid: A moi, comte, deux mots, etc. Dialogue si simple, si vrai, et pourtant d'un choix d'expressions si noble; où le vers est si heureusement coupé qu'il semble sacrifié à la pensée et ne perd pourtant rien de son effet métrique ? Il suffirait d'ouvrir indifféremment telle ou telle tragédie d'un de nos grands maîtres pour imposer silence à ces censeurs fâcheux qui jugent notre poésie dramatique incapable de se plier à l'expression simple des sentimens. Au surplus, si M. Grimm nous refuse les honneurs de la scène, il nous accorde ceux de l'épopée. Il insinue que la Phèdre de Racine s'exprime du même ton que la Didon de Virgile. Certes voilà un grand crime du poëte français comme si, dans l'épopée, lorsque la narration ou la description cesse pour laisser parler et agir les personnages, ceux-ci devaient affecter un langage qui ne fût pas celui du drame! Comme si l'épopée ne devenait pas alors un véritable drame; de même que le style de la tragédie devient nécesairement épique lorsque l'auteur jette au milieu de son action une description ou un récit ! Phèdre s'exprime sur notre scène comme Didon dans l'Enéide, donc elle s'exprime d'une façon peu convenable belle conclusion 'N'est-il pas juste de dire que Didon est d'autant plus naturelle dans l'Enéide que le ton de ses discours se rapproche davantage de celui de la Phèdre française? Mais suivons M. Grimm. L'abbé Metastasio lui paraît avoir atteint la véritable perfection du style dramatique. S'il faut l'en croire, personne en France n'est, à cet égard, comparable à l'abbé Metastasio, et, pour le prouver, nous cite ces vers de Didon abandonnée : Ah non lascia mi, nò. Bell' idol mio. : Je sais médiocrement l'italien, et seulement pour l'avoir appris d'un professore di lingua italiana in Parigi, c'està-dire, en français, d'un maître à la douzaine; mais je demande à qui le sait mieux que moi, si le ton de ces paroles est bien celui du discours ordinaire, ainsi que le prétend M. Grimm; si, par exemple, en Italie, les amans au coin de leur feu se traitent de doux trésor et de belle idole; si une maîtresse qui vent retenir son idole, lui dit à l'infinitif, ah! non lasciar mi, au lieu d'employer tout bonnement l'impératif. Cherchons un exemple plus frappant. Tout le monde connaît cette belle ariette : Vò solcando, Un mar crudele Senza velė, E senza sarte, etc., elo. Je demande à M. Grimm s'il a entendu souvent dans la société les personnes agitées par une passion violente, se représenter elles-mêmes sillonnant les fiots d'une mer furieuse dans une nacelle qui n'a ni voiles, ni cordages. Je ne le pense pas. Labbé Metastasio a donc aussi son style noble et figuré. Il faut le plaindre sans doute de l'infaction qu'il fait alors à la poétique de M. Grimm et des dramaturges allemands; mais on n'en doit pas moins conclure que s'il réussit à peindre franchement les passions, malgré la poeste de son style, la poésie en elle-même n'est point un obstacle à la peinture franche des passions; qu'ainsi nos poëtés ont pu écrire leurs tragédies en beaux vers, et qu'enfin nous ne sommes point forcés d'écrire les nôtres en prose. Mais, -dira le correspondant, les Grecs et les Latins, imités en cela par les Italiens, avaient un vers dramatique mixte, entre le vers cadencé et la prose; et vous autres, Français, vous n'en avez point. Ah, M. le baron, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien éloigné des Grecs et des Latins, pour oser affirmer que leurs tres-grands vers, leurs vers dramatiques, ceux dont Plante et Térence se servaient toujours, et Sénèque le plus souvent ne se prêtaient point à la poésie de style, et ne se scandaient même pas d'une manière très-marquée dans le débit théâtral. Si vous l'afficmez ainsi, moi j'en doute et je raisonne de cette façon. Puisque les anciens avaient créé un vers pour la scène, c'est qu'ils ne voulaient pas l'écrire en prose; et si leur vers dramatique était mesuré, la mesure s'en faisait sentir, sans quoi ils s'en seraient fort bien passé. Qu'il y ait eu une différence établie entre le mètre dramatique et le mètre lyrique ou épique, cela n'entraîne pas la conséquence que le premier ne fût ni poétique, ni sensible à l'oreille. Tout porte à croire qu'il était l'un et l'autre. On s'en aperçoit bien dans le touchant récit d'un convoi qu'on lit dans l'Andrienne, dans les beaux endroits de Sénèque, et généralement dans toutes les scènes tristes; car l'harmonie du style est plus appropriée aux sujets graves qu'aux sujets plaisans. Elle est bien plus sensible dans l'Hécyre et la Phèdre el Hippolyte, que dans l'Aulularia et les Ménechmes. Il en est de même chez nous : on chanterait volontiers les vers d'Andromaque et d'Athalie, et Pidée n'en viendrait pas pour ceux du Légataire ou du Joueur. C'est que l'harmonie est faite pour le cœur. Elle est inutile à qui veut rire. Elle est donc surérogatoire dans vos petites lettres, M. le baron, et très-nécessaire dans nos tragédies. Mais, si le vers dramatique des Latins avait sa pompe et son harmonie cérémonieuse, combien plus en devait avoir celui des Grecs, dans une langue infiniment plus riche et plus sonore! Aussi voyons-nous que la déclamation de la tragédie grecque était accompagnée par des instrumens. C'est ce qu'on appelait (comme chacun sait) mélopée, espèce de psalmodie qui, au rapport des savans, se rapprochait beaucoup de notre récitatif lyrique. Ce n'était douc pas dans un langage sans cérémonie que les héros d'Euripide et de Sophocle soupiraient leurs douleurs. Il y avait donc aussi sur le théâtre grec du jeu d'enfant qui gâtait tout. L'effet cependant y était terrible, si nous en croyons les historiens; les entrailles du spectateur étaient déchirées, son cœur arraché : c'est qu'apparemment il n'y avait point à Athènes d'oreilles comme celles de nos censeurs d'Allemagne. Ces Messieurs s'accordent tous à blâmer la tragédie française. Que de talent perdu! disent-ils (tantôt avec l'accent d'une généreuse compassion, comme font MM. Grimm et Schlegel, tantôt avec celui d'un ingénieux persifflage, comme font MM. Kotzebue et consorts.) Que de génie égaré! (Car, après tout, ils conviennent que nos grands poëtes out du génie.) Rien n'est plus naïf que la confiance de ces Messieurs, soit qu'ils nous plaignent ou nous dédaignent. Econtons-les dans les paroxysmes de leur fièvre prophétique nous annoncer des régénérateurs fittéraires, comme les publicistes nous prédisaient, il y a quelques années des régénérateurs politiques et religieux! A les entendre, rien n'est encore fait; la carrière du génie est à peine ouverte; les riches moissons se balancent encore dans les champs de la poésie et de l'éloquence, en attendant la main qui les doit recueillir; enfin des races d'enfans attendent une race d'hommes. Quelle pitié, Messieurs! passez-moi ce terme; et vous nous donnez cela ponr de la critique! Et vous renverriez Corneille, Racine et Voltaire à l'école comme des élèves qui promeliegt! Et yous dites que la France attend ses tragiques! Vaus parlez de monumens à élever à la gloire du théâtre, et vous ne voyez pas resplendir autour de vous ces édifices de jaspe et de porphyre où l'or et la gemme sont incrustés avec un art si merveilleux! Ah, si la littérature avait ses misanthropes, quels assauts de mauvaise humeur n'auriez-vous pas à soutenir! Mais les emportemens d'Alceste ne conviennent point dans des matières après tout frivoles. En morale, les opinions ne sont pas indifférentes; elles le sont en littérature. Que ces Messieurs se donnent donc carrière! Qu'ils s'égayent de tout leur cœur à nos dépens! Ils font également notre joie, je les en avertis. Rien n'est plus légitime que ce petit échange de divertissemens. Quant à moi, MM. les Rédacteurs, je m'y serai Livré aujourd'hui sans scrupule, si vous ne trouvez pas ma lettre trop longue. Elle me le paraît beaucoup trop. Je me hâte donc de la terminer, Ce ne sera pas sans rendre hommage à l'honnêteté, à l'esprit, au bon sens même qu'on trouve chez M. Grimm. Son recueil, toujours amusaul, est souvent utile; mais la légèreté du genre, celle qu'a l'auteur naturellement, et celle qu'il se donne, devront toujours tenir en garde contre les innombrables jugemens dont ce livre est rempli. Recevez, je vous prie, MM. les Rédacteurs, l'assurance de ma parfaite considération, et toutes mes excuses, soit que vous preniez la peine d'insérer ma petite sortie dans votre Mercure, soit que vous ayez seulement celle de la lire. S. R., auditeur au Conseil-d'Etat. Dernière réponse aux attaques d'un Journaliste. SUR le reproche que nous avait fait le Journal de l'Empire, d'avoir accueilli une violente diatribe dirigée contre un militaire estimé, nous avions cru devoir faire observer que celle prétendue diatribe n'était qu'une critique purement littéraire. Le même Journal nous a répondu avec plus d'aigreur et d'emportement qu'il ne nous avait attaqués.-Cela est dans l'ordre. Ce ton ne nous a point surpris. Mais il a cité, en même tems, un passage de la critique insérée dans notre feuille, lequel, pris isolément, semblerait, en effet, sortir des bornes de la critique littéraire. Il nous faut donc encore une fois descendre à nous disculper. 1 1 |