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QUATORZIÈME LEÇON.

Histoire du clergé régulier, ou des moines, du vie au viie siècle. Que les moines ont été d'abord des laïques. Importance de ce fait. Origine et développement progressif de la vie monastique en Orient. - Premières règles. Importation des moines en Occident. -Ils y sont mal reçus. - Leurs premiers progrès. — Différence entre les monastères orientaux et occidentaux. — Opinion de saint Jérôme sur les égarements de la vie monastique. - Causes générales de son extension. De l'état des moines en Occident au ve siècle. Leur puissance et leur incohérence. - Saint Benoît. Sa vie. Il fonde le monastère du mont Cassin. — Analyse et appréciation de sa règle. Elle se répand dans tout l'Occident, et y gouverne presque tous les 'monastères.

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MESSIEURS,

Depuis que nous avons repris l'histoire de la société religieuse dans la Gaule franque, nous avons considéré 1° le fait général, dominant, qui a caractérisé l'Église du vi au vir siècle, c'est-à-dire son unité; 2° ses rapports avec l'État ; 3° son organisation intérieure, la situation réciproque des gouvernants et des gouvernés, la constitution du gouvernement, c'est-à-dire du clergé.

Nous avons reconnu que, vers le milieu du vin siècle, le gouvernement de l'Église, le clergé était

tombé dans un état de grand désordre et de décadence. Nous avons pressenti la nécessité d'une crise, d'une réforme : j'ai indiqué qu'un principe de réforme existait déjà dans le sein du clergé lui-même; j'ai nommé le clergé régulier, les moines. C'est de leur histoire, à la même époque, que nous avons à nous occuper aujourd'hui.

Ces mots clergé régulier, Messieurs, sont d'un effet trompeur. Il semble, à les entendre, que les moines aient toujours été des ecclésiastiques, qu'ils aient fait essentiellement partie du clergé. Telle est en effet l'idée générale qu'on s'en est formée, et qu'on leur applique indistinctement, sans égard aux temps, aux lieux, aux modifications successives de l'institution. Et non-seulement on regarde les moines comme des ecclésiastiques, mais on est tenté de les regarder, pour ainsi dire, comme les plus ecclésiastiques de tous, les plus complétement séparés de la société civile, les plus étrangers à ses intérêts, à ses mœurs. C'est là, si je ne me trompe, l'impression qui, à leur nom seul, aujourd'hui et depuis long-temps, s'éveille naturellement dans les esprits.

Impression pleine d'erreur, Messieurs : à leur origine, et au moins pendant deux siècles, les moines n'ont point été des ecclésiastiques; c'étaient de purs laïques, réunis, sans doute, par une croyance religieuse, dans un sentiment et un dessein religieux, mais étrangers, je le répète, à la société ecclésiastique, au clergé proprement dit.

Et non-seulement telle a été l'institution à son

origine; mais ce caractère primitif, qu'on perd si communément de vue, a influé sur toute son histoire, et en explique seul les vicissitudes.

J'ai déjà eu occasion' de dire quelques mots sur l'établissement des monastères en Occident, surtout dans le midi de la Gaule. Je reprendrai aujourd'hui les faits de plus haut, et les suivrai de plus près dans leur développement.

C'est en Orient, personne ne l'ignore, que les moines ont pris naissance. Ils y ont été, en commençant, bien éloignés de la forme qu'ils ont revêtue depuis, et sous laquelle l'esprit a coutume de se les représenter. Dès les premiers temps du christianisme, quelques hommes, plus exaltés que d'autres, s'imposaient des sacrifices, des rigueurs extraordinaires. Ce n'était point là une innovation chrétienne; elle se rattachait non-seulement à un penchant général de la nature humaine, mais aux mœurs religieuses de tout l'Orient, et à certaines traditions judaïques. Les ascètes (c'était le nom qu'on donnait à ces pieux enthousiastes; doensis, exercice, vie ascétique) sont le premier degré des moines. Ils ne se séparaient point encore de la société civile; ils ne fuyaient point dans les déserts; ils se condamnaient seulement au jeûne, au silence, à toutes sortes d'austérités, surtout au célibat.

Bientôt ils se retirèrent du monde : ils allérent vivre loin des hommes, absolument seuls, au milieu des bois, au fond de la Thébaïde. Les ascètes devin

1 Voyez à la Ive leçon, p. 120 de ce volume

rent des ermites, des anachorètes; c'est le second degré de la vie monastique.

Au bout de quelque temps, et par des causes qui n'ont point laissé de traces, cédant peut-être au pouvoir d'attraction de quelque solitaire plus célèbre, de saint Antoine, par exemple, ou peut-être simplement lassés d'un complet isolement, les ermites se rapprochèrent, bâtirent leurs huttes les unes près des autres, et, continuant de vivre chacun dans la sienne, se livrèrent cependant ensemble aux exercices religieux, et commencèrent à former une véritable communauté. Ce fut alors, à ce qu'il paraît, qu'ils reçurent le nom de moines.

Ils firent un pas de plus. Au lieu de rester dans des huttes séparées, ils se rassemblèrent sous le même toit, dans un seul édifice; l'association fut plus étroite, la vie commune plus complète. Ils devinrent des coenobites. C'est le quatrième degré de l'institut monastique; il atteignit alors sa forme définitive, celle à laquelle devaient s'adapter tous ses nouveaux développements.

A peu près vers cette époque on voit naître, pour les maisons des cénobites, pour les monastères, une certaine discipline convenue, des règles écrites qui déterminent les pratiques de ces petites sociétés, les obligations de leurs membres. Parmi ces règles primitives des moines d'Orient, les plus célèbres sont celles de saint Antoine, de saint Macaire, de saint Hilarion, de saint Pachôme. Aucune n'est longue ni détaillée; on y trouve des prescriptions spéciales, accidentelles, mais nulle prétention

de dominer et de diriger la vie entière. Ce sont des préceptes plutôt que des institutions, des coutumes plutôt que des lois. Les ascètes, les ermites et toutes les différentes sortes de moines continuaient de subsister en même temps que les cœnobites, et dans toute l'indépendance de leur premier état.

Le spectacle d'une telle vie, tant de rigidité et d'enthousiasme, de sacrifice et de liberté, ébranla fortement l'imagination des peuples. Les moines se multiplièrent avec une rapidité prodigieuse, et se diversifièrent à l'infini. Je n'entrerai pas, vous le pensez bien, dans le détail de toutes les formes que prit, sous ce nom, l'exaltation des fidèles ; j'indiquerai seulement les termes extrêmes, pour ainsi dire, de la carrière qu'elle parcourut, et ses deux effets à la fois les plus étranges et les plus divers. Pendant que, sous le nom de messaliens ou xira, des bandes nombreuses de fanatiques parcouraient la Mésopotamie, l'Arménie, etc., dénigrant le culte légal, célébrant la seule prière irrégulière, spontanée, et se livrant dans les villes, sur les places publiques, à toutes sortes d'écarts, d'autres, pour se séparer plus absolument de tout contact humain, s'établissaient, à l'exemple de saint Siméon d'Antioche, au sommet d'une colonne, et, sous le nom de stylites, vouaient leur vie à ce bizarre isolement; et ni les uns ni les autres ne manquaient d'admirateurs et d'imitateurs'.

Dans la dernière moitié du ive siècle, la règle de

1 Il y a eu des stylites en Orient jusqu'au XIIe siècle.

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