maine. On peut s'arrêter aux associations les plus bornées et les plus simples, ou s'élever aux plus compliquées, aux plus étendues; on peut examiner ce qui se passe entre trois ou quatre Barbares réunis pour une expédition de chasse, ou dans le sein d'une assemblée appelée à traiter des affaires d'un grand peuple; partout et dans tous les cas, c'est dans l'adhésion des individus à une même pensée que consiste essentiellement le fait de l'association : tant qu'ils ne se sont pas compris et entendus, ils ne sont que des êtres isolés, placés les uns à côté des autres, mais qui ne se pénètrent et ne se tiennent point. Un même sentiment, une même eroyance, quels qu'en soient la nature ou l'objet, telle est la condition première de l'état social; c'est dans le sein de la vérité seulement, ou de ce qu'ils prennent pour la vérité, que les hommes s'unissent et que naît la société. Et en ce sens, un philosophe moderne1 a eu grande raison de dire qu'il n'y a de société qu'entre les intelligences; que la société ne subsiste que sur les points et dans les limites où s'accomplit l'union des intelligences; que là où les intelligences n'ont rien de commun, la société n'est pas; en d'autres termes, que la société intellectuelle est la seule société, l'élément nécessaire et comme le fond de toutes les associations extérieures et apparentes. Or, le caractère essentiel de la vérité, Messieurs, et précisément ce qui en fait le lien social par excel 1 M. l'abbé de Lamennais lence, c'est l'unité. La vérité est une, c'est pourquoi les hommes qui l'ont reconnue et acceptée sont unis; union qui n'a rien d'accidentel ni d'arbitraire, car la vérité ne dépend ni des accidents des. choses, ni de l'incertitude des hommes; rien de passager, car la vérité est éternelle ; rien de borné, car la vérité est complète et infinie. Comme de la vérité, l'unité sera donc le caractère essentiel de la société qui n'aura que la vérité pour objet, c'està-dire de la société purement spirituelle. Il n'y a pas, il ne peut y avoir deux sociétés spirituelles; elle est, de sa nature, unique et universelle. Ainsi est née l'Église; de là cette unité qu'elle a proclamée comme son principe, cette universalité qui a toujours été son ambition. Plus ou moins claire, plus ou moins rigoureuse, c'est là l'idée qui repose au fond de toutes ses doctrines, qui plane au-dessus de tous ses travaux. Bien avant le vi° siècle, et dès le berceau même du christianisme, elle apparaît dans les écrits et les actes de ses plus illustres interprètes. Mais pour que la société spirituelle naisse et subsiste, l'unité de la vérité en elle-même ne suffit point; il faut qu'elle apparaisse aux esprits et les rallie. L'union des esprits, c'est-à-dire la société spirituelle, est la conséquence de l'unité de la vérité; mais tant que cette union n'est pas accomplie, la conséquence manque au principe, la société spirituelle n'est pas. Or, à quelle condition s'unissent les esprits dans la vérité? A cette condition qu'ils la connaissent et acceptent son empire: quiconque obéit sans connaître la vérité, par ignorance et non par lumière, ou quiconque, ayant connaissance de la vérité, refuse de lui obéir, n'est pas entré dans la société spírituelle : nul n'en fait partie s'il ne voit et ne veut; elle exclut d'une part l'ignorance, de l'autre la contrainte; elle exige de tous ses membres l'intime et personnelle adhésion de l'intelligence et de la liberté. · Or, à l'époque qui nous occupe, Messieurs, ce second principe, ce second caractère de la société spirituelle manquait à l'Église. Il y aurait injustice à dire qu'elle le méconnût absolument, et qu'elle pensât que la société spirituelle peut subsister entre des hommes sans l'aveu de leur intelligence et de leur liberté. Posée ainsi dans sa forme simple et nue, cette idée est choquante et nécessairement repoussée ; l'exercice plein et hardi de la raison et de la volonté était d'ailleurs trop récent, et encore trop fréquent dans l'Église, pour qu'elle tombât dans un si grossier oubli. Aussi n'affirmait-elle point que la vérité eût droit d'employer la contrainte; sans cesse même elle répétait que les armes spirituelles étaient les seules dont elle pût et dût se servir. Mais ce principe n'était, si je puis ainsi parler, qu'à la surface des esprits, et s'évaporait de jour en jour. L'idée que la vérité, une et universelle, a droit de poursuivre, par la force, les conséquences de son unité et de son universalité, devenait de jour en jour l'idée dominante, active, efficace. Des deux conditions de la société spirituelle, l'unité rationnelle de la doctrine et l'union réelle des esprits, la première préoccupait presque seule l'Église ; la seconde était sans cesse oubliée ou violée. Il a fallu bien des siècles, Messieurs, pour lui rendre sa place et son pouvoir, c'est-à-dire pour mettre en lumière la vraie nature de la société spirituelle, sa nature complète et l'harmonie de ses éléments. Ce fut longtemps l'erreur générale de croire que l'empire de la vérité, c'est-à-dire de la raison universelle, pouvait être établi sans le libre exercice de la raison individuelle, sans le respect de son droit. On méconnaissait ainsi la société spirituelle, en la proclamant; on l'exposait à n'être qu'une illusion mensongère. L'emploi de la force fait bien plus que la souiller, il la tue pour que son unité soit, non-seulement pure, mais réelle, il faut qu'elle éclate au milieu du développement de toutes les intelligences, de toutes les libertés. Ce sera l'honneur de notre temps, Messieurs d'avoir ainsi pénétré dans l'essence de la société spirituelle, bien plus avant que n'avait encore fait le monde; de l'avoir bien plus complétement connue et revendiquée. Nous savons maintenant qu'elle a deux conditions: 1° la présence d'une vérité générale, absolue, règle des croyances et des actions humaines; 2° le plein développement de toutes les intelligences, en face de cette vérité, et la libre adhésion des ames à son pouvoir. Que l'une de ces deux conditions ne nous fasse jamais oublier l'autre ; que l'idée de la liberté des esprits n'affaiblisse point en nous celle de l'unité de la société spirituelle: parce que les convictions individuelles doivent être éclai rées et libres, ne nous laissons pas emporter à croire qu'il n'y a point de vérité universelle qui ait droit de commander; en respectant la raison de chacun, ne perdons pas de vue la raison unique et souveraine. L'histoire de la société humaine s'est passée jusqu'ici en alternatives de l'une à l'autre de ces dispositions. A certaines époques les hommes ont été surtout frappés de la nature et des droits de cette vérité universelle, absolue, maître légitime au règne duquel ils aspirent; ils se sont flattés qu'ils l'avaient enfin rencontré, qu'ils le possédaient, et, dans leur folle confiance, ils lui ont accordé le pouvoir absolu, qui bientôt et inévitablement a engendré la tyrannie. Après l'avoir longtemps subie, respectée même, l'homme l'a reconnue; il y a vu le nom, les droits de la vérité usurpés par des forces ignorantes ou perverses; alors il s'est plus irrité contre les idoles qu'occupé de Dieu même; l'unité de la raison divine, si cette expression m'est permise, n'a plus été l'objet de sa contemplation habituelle; il a surtout songé au droit de la raison humaine dans les relations des hommes, et a souvent fini par oublier que, si elle est libre, la volonté n'est point arbitraire; que, s'il y a droit d'examen pour la raison individuelle, elle est cependant subordonnée à cette raison générale qui sert de mesure, de pierre de touche à tous les esprits. Et de même que, dans le premier cas, il y avait une tyrannie, de même, dans le second, il y a eu anarchie, c'est-à-dire absence de croyances générales, puissantes, absence de principes dans les ames et de ciment |