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Quand les Visigoths eurent été rejetés en Espagne, cet état changea; leur roi Chindasuin the (642-652) fondit les deux lois en une seule, et abolit formellement la loi romaine; il n'y eut plus dès lors qu'un seul code, un seul peuple. Ainsi fut substitué, parmi les Visigoths, le système des lois réelles, ou selon le territoire, au système des lois personnelles, ou selon l'origine, selon les races. Ce dernier avait régné et régnait encore chez tous les peuples barbares, lorsque Chindasuinthe l'abolit chez les Visigoths. Mais ce fut en Espagne que s'accomplit cette révolution; c'est là que de Chindasuinthe à Égica (642-701) le Forum judicum se développa, se compléta, et prit la forme sous laquelle nous le connaissons. Tant que les Visigoths occupèrent le midi de la Gaule, la première rédaction de leurs anciennes coutumes et le Breviarium régirent seuls le pays. Le Forum judicum n'a donc, pour la France, qu'un intérêt indirect. Cependant il a été quelque temps en vigueur dans une petite partie de la Gaule méridionale; il occupe dans l'histoire générale des lois barbares une grande place, et y figure comme un phénomène très-remarquable. Permettez-moi donc de vous en faire connaître l'ensemble et le caractère. Sans cela, notre tableau des législations barbares serait incomplet, et l'idée qui nous en resterait inexacte.

La loi des Visigoths est incomparablement plus étendue qu'aucune de celles dont nous venons de nous occuper. Elle est composée d'un titre qui sert de préface, et de douze livres, divisés en 54 titres,

qui comprennent 595 articles, ou lois distinctes, d'origine et de date diverses. Toutes les lois rendues ou réformées par les rois visigoths, d'Euric à Égica, sont contenues dans cette collection.

Toutes les matières législatives s'y rencontrent : ce n'est ni un recueil d'anciennes coutumes, ni une première tentative de réforme civile; c'est un code universel, code de droit politique, de droit civil, de droit criminel; code systématiquement rédigé, et qui a l'intention de pourvoir à tous les besoins de la société. Et c'est non-seulement un code, un ensemble de dispositions législatives, mais aussi un système de philosophie, une doctrine. Il est précédé et mêlé, çà et là, de dissertations sur l'origine de la société, la nature du pouvoir, l'organisation civile, la composition et la publication des lois. Et c'est non-seulement un système, mais encore un magasin d'exhortations morales, de menaces, de conseils. Le Forum judicum, en un mot, porte à la fois un caractère législatif, un caractère philosophique et un caractère religieux; il tient de la loi, de la science et du sermon.

La cause en est simple; la loi des Visigoths est l'œuvre du clergé; elle est sortie des conciles de Tolède. Les conciles de Tolède ont été les assemblées nationales de la monarchie espagnole. L'Espagne a ce caractère singulier que, dès cette première période de son histoire, le clergé y a joué un beaucoup plus grand rôle que partout ailleurs: ce qu'étaient chez les Francs les champs de mars ou mai, chez les Anglo-Saxons, le wittenagemot, chez

les Lombards l'assemblée générale de Pavie, les con→ ciles de Tolède l'ont été chez les Visigoths d'Espagne. Là se rédigeaient les lois, se débattaient toutes les grandes affaires du pays. Le clergé était pour ainsi dire le centre autour duquel se groupaient la royauté, l'aristocratie laïque, le peuple, la société tout entière. Le code visigoth est évidemment l'ouvrage des ecclésiastiques; il a les vices et les mérites de leur esprit; il est incomparablement plus rationnel, plus juste, plus doux, plus précis ; il connaît beaucoup mieux les droits de l'humanité, les devoirs du gouvernement, les intérêts de la société; il s'efforce d'atteindre à un but plus élevé et plus complexe que toutes les autres législations barbares. Mais, en même temps, sous le point de vue politique, il laisse la société plus dépourvue de garanties; il la livre d'une part au clergé, de l'autre à la royauté. Les lois franques, saxonnes, lombardes, bourguignonnes même, laissent subsister les garanties qui naissaient des anciennes mœurs, de l'indépendance individuelle, des droits de chaque propriétaire dans ses domaines, de la participation plus ou moins régulière, plus ou moins étendue des hommes libres aux affaires de la nation, aux jugements, à la rédaction des actes de la vie civile. Dans le Forum judicum, presque tous ces débris de la société germanique primitive ont disparu; une vaste administration, semi-ecclésiastique, semi-impériale, s'étend sur la société.

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Je pourrais, à coup sûr, me dispenser de le dire, et votre pensée a devancé mes paroles: ceci est un

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pas nouveau, et un pas immense, dans la route our nous marchons. Depuis que nous étudions les lois barbares, nous avançons de plus en plus vers le même résultat; la fusion des deux sociétés devient de plus en plus générale, profonde; et dans cette fusion, à mesure qu'elle s'accomplit, l'élément romain, civil ou religieux, domine de plus en plus. La loi ripuaire est moins germaine que la loi salique; la loi des Bourguignons moins germaine que la loi ripuaire; la loi des Visigoths bien moins encore que la loi des Bourguignons. Évidemment c'est en ce sens que coule le fleuve, vers ce but que tend le progrès des événements.

Singulier spectacle, Messieurs! Tout à l'heure nous assistions au dernier âge de la civilisation romaine, et nous la trouvions en pleine décadence, sans force, sans fécondité, sans éclat, incapable, pour ainsi dire, de subsister. La voilà vaincue, ruinée par les Barbares; et tout à coup elle reparaît, puissante, féconde; elle exerce sur les institutions, et les mœurs qui s'y viennent associer, un prodigieux empire; elle leur imprime de plus en plus son caractère ; elle domine, elle métamorphose ses vainqueurs.

Deux causes, entre beaucoup d'autres, ont produit ce résultat : la puissance d'une législation civile, forte et bien liée; l'ascendant naturel de la civilisation sur la barbarie.

En se fixant, en devenant propriétaires, les Barbares contractèrent, soit entre eux, soit avec les Romains, des relations beaucoup plus variées et plus

durables que celles qu'ils avaient connues jusqu'alors; leur existence civile prit plus d'étendue et de permanence. La loi romaine pouvait seule la régler; elle seule était en mesure de suffire à tant de rapports. Les Barbares, tout en conservant leurs coutumes, tout en demeurant les maîtres du pays, se trouvèrent pris, pour ainsi dire, dans les filets de cette législation savante, et obligés de lui soumettre en grande partie, non sans doute sous le point de vue politique, mais en matière civile, le nouvel ordre social.

Le spectacle seul de la civilisation romaine exerçait d'ailleurs sur leur imagination un grand empire. Ce qui émeut aujourd'hui notre imagination, ce qu'elle cherche avec avidité dans l'histoire, les poëmes, les voyages, les romans, c'est le spectacle d'une société étrangère à la régularité de la nôtre; c'est la vie sauvage, son indépendance, sa nouveauté, ses aventures. Autres étaient les impressions des Barbares; c'est la civilisation qui les frappait, qui leur semblait grande et merveilleuse : les monuments de l'activité romaine, ces cités, ces routes, ces aqueducs, ces arènes, toute cette société si régulière, si prévoyante, si variée dans sa fixité, c'était là le sujet de leur étonnement, de leur admiration. Vainqueurs, ils se sentaient inférieurs aux vaincus; le Barbare pouvait mépriser individuellement le Romain; mais le monde romain, dans son ensemble, lui apparaissait comme quelque chose de supérieur; et tous les grands hommes de l'âge de la conquête, les Alaric, les Ataulphe, les Théoderic

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