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d'idées et de sentiments en apparence contraires, cette variété, cette incohérence, ce développement inégal de la nature et de la destinée humaine, c'est précisément là ce qu'il y a de plus poétique, car c'est le fond même des choses, c'est la vérité sur l'homme et le monde; et dans les peintures idéales qu'en veulent faire la poésie, le roman et même l'histoire, cet ensemble si divers et pourtant si harmonieux doit se retrouver; sans quoi l'idéal véritable y manque aussi bien que la réalité. Or, c'est dans ce défaut que sont presque toujours tombés les écrivains dont je parle; leurs tableaux de l'homme et de la vie sauvage sont essentiellement incomplets, arrangés, factices, dépourvus de simplicité et d'harmonie. Je crois voir des Barbares, des Sauvages de mélodrame qui viennent étaler leur indépendance, leur énergie, leur adresse, telle ou telle portion de leur caractère et de leur destinée, sous les yeux de spectateurs à la fois avides et blasés, qui se plaisent à contempler des qualités et des aventures étrangères à la vie qu'ils mènent, à la société dans laquelle ils sont enfermés. Je ne sais, Messieurs, si vous êtes frappés comme moi des défauts de l'imagination de notre temps; elle manque en général, ce me semble, de naturel, de facilité, d'étendue ; elle ne voit pas les choses d'une vue large et simple, dans leurs éléments primitifs et réels; elle les arrange et les mutile, sous prétexte de les idéaliser. Je retrouve bien, dans les descriptions modernes des anciennes mœurs germaniques, quelques traits épars de la barbarie; mais ce qu'elle était dans son

ensemble, la vraie société barbare, je ne l'y reconnais point.

Si j'étais maintenant obligé, Messieurs, de résumer ce que je viens de dire sur l'état des Germains avant l'invasion, j'y serais, je l'avoue, assez embarrassé. Il n'y a là point de traits bien achevés, bien précis, qui se puissent détacher et mettre clairement en lumière; aucun fait, aucune idée, aucun sentiment n'a encore atteint son développement, ne se présente sous une forme déterminée ; c'est l'enfance de toutes choses, de l'état social, de l'état moral, des institutions, des relations, de l'homme lui-même; tout est grossier, confus. Voici cependant deux points sur lesquels je crois devoir insister :

1o Au début de la civilisation moderne, les Germains y ont influé beaucoup moins par les institutions qu'ils ont apportées de Germanie, que par leur situation même au milieu du monde romain. Ils l'avaient conquis: ils étaient, sur les points du moins où ils s'établissaient, maîtres de la population et des terres. La société qui s'est formée après cette conquête a eu son origine bien plutôt dans cette situation, dans la vie nouvelle des conquérants, dans leurs rapports avec les vaincus, que dans les anciennes coutumes germaniques.

2° Ce que les Germains ont surtout apporté dans le monde romain, c'est l'esprit de liberté individuelle, le besoin, la passion de l'indépendance, de l'individualité. Aucune puissance publique, aucune puissance religieuse n'existait, à vrai dire

dans l'ancienne Germanie: la seule puissance réelle de cette société, ce qui y était fort et actif, c'était la volonté de l'homme; chacun faisait ce qu'il voulait, à ses risques et périls. Le régime de la force, c'est-à-dire de la liberté personnelle, c'était là le fond de l'état social des Germains; c'est par lå qu'ils ont puissamment agi sur le monde moderne. Les expressions très-générales sont toujours si près. de l'inexactitude, que je n'aime guère à les hasarder. Cependant, s'il fallait absolument exprimer en quelques mots les caractères dominants des éléments divers de notre civilisation, je dirais que l'esprit de légalité, d'association régulière, nous est venu du monde romain, des municipalités et des lois romaines. C'est au christianisme, à la société religieuse, que nous devons l'esprit de moralité, le sentiment et l'empire d'une règle, d'une loi morale, des devoirs mutuels des hommes. Les Germains nous ont donné l'esprit de liberté, de la liberté telle que nous la concevons et la connaissons aujourd'hui, comme le droit et le bien de chaque individu, maître de lui-même et de ses actions, et de son sort, tant qu'il ne nuit à aucun autre. Fait immense, Messieurs, car il était étranger à toutes les civilisations antérieures dans les républiques anciennes, la puissance publique disposait de tout; l'individu était sacrifié au citoyen. Dans les sociétés où dominait le principe religieux, le croyant appartenait à son Dieu, non à lui-même. Ainsi, l'homme avait toujours été absorbé dans l'Église ou dans l'État. Dans notre Europe seule, il a vécu,

il s'est développé pour son compte, à sa guise, chargé sans doute, disons mieux, de plus en plus chargé de travaux et de devoirs, mais trouvant en lui-même son but et son droit. C'est aux mœurs germaines que remonte ce caractère distinctif de notre civilisation. L'idée fondamentale de la liberté, dans l'Europe moderne, lui vient de ses conquérants.

HUITIÈME LEÇON.

Objet de la leçon. — Description, de l'état de la Gaule dans la dernière moitié du vie siècle. -Véritable caractère des invasions germaniques. Cause d'erreur à ce sujet.—Dissolution de la société romaine : 1o dans les campagnes ; 2o dans les villes, quoique à un moindre degré. Dissolution de la société germaine : 1o de la peuplade ou tribu 2o de la bande guerrière. — Éléments du nouvel état social. — 1o De la royauté naissante; - 2o de la féodalité naissante; — 3o de l'Église, après l'invasion. -- Résumé.

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MESSIEURS,

Nous sommes en possession des deux éléments primitifs et fondamentaux de la civilisation française; nous avons étudié, d'une part, la société romaine, de l'autre, la société germaine, chacune en soi et avant leur rapprochement. Essayons de reconnaître ce qui est arrivé au moment où elles se sont touchées et confondues, c'est-à-dire de décrire l'état de la Gaule après la grande invasion et l'établissement des Germains.

Je voudrais assigner à cette description unc date un peu précise, et vous dire d'avance à quel siècle, à quel territoire elle convient spécialement. La difficulté est grande. Telle était, à cette époque,

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