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faire, en très-peu de temps, passer devant vos yeux le tableau historique de la civilisation européenne. J'ai couru, pour ainsi dire, de sommité en sommité, me bornant presque constamment à des faits généraux et à des assertions, au risque de n'être pas toujours bien compris, ni peut-être cru.

La nécessité, vous le savez, Messieurs, m'avait imposé cette méthode; et, malgré la nécessité, je ne me serais qu'à grand' peine résigné à ses inconvénients, si je n'avais prévu que, dans les cours suivants, je pourrais y remédier; si je ne m'étais proposé, dès lors, de remplir un jour le cadre que je traçais, de vous faire arriver à ces résultats géné– raux que j'avais l'honneur de vous exposer, par la même voie qui m'y avait conduit, par une étude attentive et complète des faits. C'est le dessein que je viens essayer d'accomplir aujourd'hui.

Deux méthodes s'offrent à moi pour y réussir. Je pourrais recommencer le cours de l'été dernier, et reprendre l'histoire générale de la civilisation européenne dans son ensemble, en racontant avec détail ce que je n'ai pu exposer qu'en gros, en parcourant à pas lents la carrière que nous avons fournie presque sans respirer. Ou bien je pourrais étudier l'histoire de la civilisation dans l'un des principaux pays, chez l'un des grands peuples d'Europe où elle s'est développée, et borner ainsi le champ de mes recherches pour le mieux exploiter.

La première méthode, Messieurs, m'a paru offrir de graves inconvénients. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de maintenir, dans une

histoire si vaste, et qui doit être en même temps détaillée, d'y maintenir, dis-je, quelque unité. Nous avons reconnu, l'été dernier, qu'il y avait une véritable unité dans la civilisation européenne ; mais cette unité n'éclate que dans les faits généraux, dans les grands résultats. Il faut s'élever au haut des montagnes pour voir disparaître les inégalités, les diversités du territoire, et découvrir l'aspect général, la physionomie essentielle et simple de tout le pays. Quand on sort des faits généraux, quand on veut pénétrer dans les particularités, l'unité s'efface, les diversités se retrouvent, on se perd dans la variété des événements, des causes, des effets; en sorte que, pour raconter l'histoire avec détail, et y conserver cependant quelque ensemble, il faut absolument en rétrécir le champ.

C'est aussi d'ailleurs une grande objection à cette méthode, que la prodigieuse étendue et la diversité des connaissances qu'elle exige et suppose, soit dans celui qui parle, soit dans ceux qui écoutent. Quiconque veut retracer un peu exactement le cours de la civilisation européenne doit avoir une connaissance assez approfondie, nonseulement des événements qui se sont passés chez les différents peuples, de leur histoire proprement dite, mais de leur langue, de leur littérature, de leur philosophie, enfin de toutes les faces de leur destinée; travail évidemment à peu près impossible, du moins pour le temps qui nous est accordé.

Il m'a paru, Messieurs, qu'en étudiant spécia

lement l'histoire de la civilisation dans l'un des grands pays de l'Europe, j'arriverais plus vite avec vous au résultat que nous cherchons. L'unité du récit, en effet, devient alors possible à concilier avec les détails; il y a dans tout pays une certaine unité nationale, qui résulte de la communauté des mœurs, des lois, de la langue, des événements, et qui s'est empreinte dans la civilisation. Nous pouvons suivre les faits pas à pas, sans perdre de vue l'ensemble. Enfin, il est, je ne veux pas dire facile, mais possible, de réunir les connaissances nécessaires pour un tel travail.

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Je me suis donc décidé, Messieurs, à préférer cette seconde méthode, à abandonner l'histoire générale de la civilisation européenne chez tous les peuples qui ont concouru à sa formation, pour ne m'occuper avec vous que d'une civilisation particulière, qui puisse devenir pour nous, en tenant compte des différences, l'image de la grande destinée européenne.

Le choix de la méthode une fois fait, celui du pays ne m'a pas été difficile; j'ai pris l'histoire de la France, de la civilisation française. Je ne me défendrai certes pas d'avoir éprouvé, à ce choix, un sentiment de plaisir; toutes les émotions, toutes les susceptibilités du patriotisme sont légitimes; ce qui importe, c'est qu'elles soient avouées par la vérité, par la raison. Quelques personnes semblent craindre aujourd'hui que le patriotisme n'ait beaucoup à souffrir de l'étendue des sentiments et des idées qui naissent de l'état actuel de la civilisation

européenne: on prédit qu'il ira s'énerver et se perdre dans le cosmopolitisme. Je ne saurais partager de telles craintes. Il en sera aujourd'hui de l'amour de la patrie comme de toutes les opinions, de toutes les actions, de tous les sentiments des hommes. Celui-là aussi est condamné, j'en conviens, à subir constamment l'épreuve de la publicité, de la discussion, de l'examen; il est condamné à n'être plus un préjugé, une habitude, une passion aveugle et exclusive; il est condamné à avoir raison. I ne périra point sous le poids de cette nécessité, Messieurs, pas plus que tous les sentiments naturels et légitimes; il s'épurera, au contraire, il s'élèvera. Ce sont des épreuves qu'il aura à subir, il en sortira vainqueur. Je crois pouvoir l'affirmer : si une autre histoire en Europe m'avait paru plus grande, plus instructive, plus propre que celle de la France à représenter le cours de la civilisation générale, je l'aurais choisie. Mais j'ai raison de choisir la France indépendamment de l'intérêt spécial que son histoire a pour nous, depuis longtemps l'opinion européenne proclame la France le pays le plus civilisé de l'Europe. Toutes les fois que la lutte ne s'engage pas entre les amours-propres nationaux, quand on cherche l'opinion réelle et désintéressée des peuples dans les idées, les actions où elle se manifeste indirectement et sans prendre la forme de la controverse, on reconnaît que la France est le pays dont la civilisation a paru la plus complète, la plus communicative, a le plus frappé l'imagination européenne.

Es qu'on ne croie pas, Messieurs, que cette prédominance de notre patrie tienne uniquement à l'agrément des relations sociales, à la douceur de nos mœurs, à cette vie facile et animée qu'on vient si souvent chercher dans notre pays. Cela y a sans doute quelque part; mais le fait dont je parle a des causes plus générales et plus profondes : ce n'est point une mode aristocratique, comme on eût pu le croire quand il s'agissait de la civilisation du siècle de Louis XIV, ni une effervescence populaire, comme le spectacle de notre temps a pu le faire supposer. La préférence que l'opinion désintéressée de l'Europe accorde à la civilisation française est philosophiquement légitime; c'est le résultat d'un jugement instinctif, confus sans doute, mais bien fondé, sur la nature de la civilisation en général, et ses véritables éléments.

Vous vous rappelez, j'espère, Messieurs, la définition que j'ai essayé de donner de la civilisation, en ouvrant le cours de l'été dernier. J'ai recherché quelles idées s'attachaient à ce mot, dans le bon sens commun des hommes. Il m'a paru que, de l'avis général, la civilisation consistait essentiellement dans deux faits : le développement de l'état social, et celui de l'état intellectuel; le développement de la condition extérieure et générale, et celui de la nature intérieure et personnelle de l'homme; en un mot, le perfectionnement de la société et de l'humanité.

Et non-seulement, Messieurs, ces deux faits constituent la civilisation; mais leur simultanéité,

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