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SEPTIÈME LEÇON.

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Objet de la leçon. — De l'élément germanique dans la civilisation moderne. Des monuments de l'ancien état social des Germains. 1o Des historiens romains et grecs; 2o des lois barbares; 3o des traditions nationales. Ils se rapportent à des époques fort diverses. On les a souvent employés pêle-mêle. —Erreur qui en résulte. — De l'ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains. - Des opinions des écrivains allemands modernes sur l'ancienne société germanique. Quel genre de vie y prévalait, la vie errante ou la vie sédentaire ? Des institutions. De l'état moral. Comparaison entre l'état des tribus germaines et celui d'autres peuplades. — Fausseté de la plupart des tableaux de la vie barbare. Principaux caractères de la véritable

influence des Germains sur la civilisation moderne.

MESSIEURS,

la

Nous abordons successivement les diverses sources de notre civilisation. Nous avons déjà étudié, d'une part, ce qu'on peut appeler l'élément romain, société civile romaine; de l'autre, l'élément chrétien, la société religieuse. Considérons aujourd'hui l'élément barbare, la société germanique.

Les opinions sont fort diverses sur l'importance de cet élément, sur le rôle et la part des Germains dans la civilisation moderne; les préjugés de nation, de situation, de classe, ont modifié l'idée que chacun s'en est faite. Les historiens allemands, les publicistes féodaux, M. de Boulainvilliers, par

exemple, ont, en général, attribué aux Barbares une influence très-étendue : les publicistes bourgeois, comme l'abbé Dubos, l'ont, au contraire, fort réduite, pour faire à la société romaine une bien plus large part; au dire des ecclésiastiques, c'est à l'Église que la civilisation moderne est le plus redevable. Quelquefois les doctrines politiques. ont seules déterminé l'opinion de l'écrivain : l'abbé de Mably, tout dévoué qu'il est à la cause populaire, et malgré son antipathie pour le régime féodal, insiste fortement sur les origines germaniques, parce qu'il croit y voir plus d'institutions et de principes de liberté que partout ailleurs. Je n'ai garde, Messieurs, de traiter aujourd'hui cette question; nous la traiterons, elle se résoudra à mesure que nous avancerons dans l'histoire de la civilisation française: nous verrons, d'époque en époque, quel rôle y a joué chacun de ses éléments primitifs, ce que chacun a apporté et reçu dans leur combinaison. Je me bornerai à énoncer d'avance les deux résultats auxquels nous conduira, je crois, cette étude : le premier, qu'on a fait, en général, la part de l'élément barbare, dans la civilisation moderne, beaucoup trop grande; le second, qu'on ne lui a pas fait sa part véritable: on a attribué aux Germains, à leurs institutions, à leurs mœurs, trop d'influence sur notre société; on ne leur a pas attribué celle qu'ils ont réellement exercée; nous ne leur devons pas tout ce qu'on réclame en leur nom; nous leur devons ce qui ne semble pas venir d'eux.

En attendant que ce double résultat sorte, sous nos yeux, du développement progressif des faits, la première condition pour apprécier avec vérité la part de l'élément germanique dans notre civilisation, c'est de bien connaître ce qu'étaient réellement les Germains au moment où elle a commencé, où ils ont eux-mêmes concouru à sa formation; c'est-à-dire avant leur invasion et leur établissement. sur le territoire romain, quand ils habitaient encore la Germanie, dans les et ive siècles. Par là seulement nous pourrons nous former une idée exacte de ce qu'ils ont apporté dans l'œuvre commune, et démêler quels faits sont vraiment d'origine germanique.

Cette étude est difficile. Les monuments où nous pouvons étudier les Barbares avant l'invasion sont de trois sortes: 1° les écrivains grecs ou romains. qui les ont connus et décrits depuis leur première apparition dans l'histoire jusqu'à cette époque, c'est-à-dire depuis Polybe, environ cent cinquante ans avant J.-C., jusqu'à Ammien Marcellin, dont l'ouvrage s'arrête à l'an de J.-C. 378. Entre ces deux termes, une foule d'historiens, Tite-Live, César, Strabon, Pomponius Méla, Pline, Tacite, Ptolémée, Plutarque, Florus, Pausanias, etc., nous ont laissé, sur les peuples germains, des renseignements plus ou moins détaillés; 2° les écrits. et les documents postérieurs à l'invasion germanique, mais qui rapportent ou révèlent des faits antérieurs par exemple, plusieurs chroniques, et surtout les lois barbares, salique, visigothe,

bourguignonne, etc.; 3° les souvenirs et les traditions nationales des Germains eux-mêmes sur leur destinée et leur état dans les siècles antérieurs à l'invasion, en remontant jusqu'à leur première origine et leur plus ancienne histoire.

Au seul énoncé de ces documents, il est évident qu'ils se rapportent à des temps et à des états extrêmement divers. Les écrivains romains et grecs, par exemple, embrassent un espace de cinq cents ans, pendant lequel la Germanie et ses peuples leur ont apparu sous les points de vue les plus différents. Ils ont commencé à les connaître par des ouï-dire, des récits de voyageurs, quelques relations lointaines et rares. Sont venues ensuite les premières expédi→ tions des Germains errants, surtout celle des Teutons et des Cimbres. Un peu plus tard, à partir de César et d'Auguste, les Romains, à leur tour, ont pénétré en Germanie; leurs armées ont passé le Rhin et le Danube, et vu les Germains sous un nouvel aspect, dans un nouvel état. Enfin, dès le ° siècle, les Germains se sont rués sur l'Empire romain, qui, les repoussant et les admettant tour à tour, les a connus bien plus intimement et dans une tout autre situation qu'il n'avait fait jusqu'alors. Qui ne voit que, durant cet intervalle, à travers tant de siècles et d'événements, les Barbares et les écrivains qui les décrivaient, l'objet et le tableau, ont dû prodigieusement varier?

Les documents de la seconde classe sont dans le même cas les lois barbares ont été rédigées assez longtemps après l'invasion; la loi des Visigoths,

dans sa partie la plus ancienne, appartient à la dernière moitié du ve siècle : il se peut que la loi salique ait été écrite une première fois sous Clovis ; mais la rédaction que nous en avons est d'une époque bien postérieure; la loi des Bourguignons date de l'an 517. Elles sont donc toutes, dans leur forme actuelle, bien plus modernes que la société barbare que nous voulons étudier. Nul doute qu'elles ne contiennent beaucoup de faits, qu'elles ne décrivent souvent un état social antérieur à l'invasion; nul doute que les Germains, transportés dans la Gaule, n'aient rédigé ainsi leurs anciennes coutumes, leurs anciens rapports. Mais nul doute aussi que, depuis l'invasion, la société germanique ne se fût profondément modifiée, et que ces modifications n'eussent passé dans les lois; la loi des Visigoths et celle des Bourguignons sont bien plus romaines que barbares; les trois quarts de leurs dispositions tiennent à des faits qui n'ont pu naître que depuis l'établissement de ces peuples sur le sol romain. La loi salique est plus primitive, plus barbare; cependant on peut, je crois, prouver que, dans plusieurs par ties, entre autres dans ce qui touche à la propriété, elle est souvent d'origine plus récente. Aussi bien donc que les historiens romains, les lois germaines révèlent des temps et des états de société trèsdivers.

Quant aux documents de la troisième classe, les traditions nationales des Germains, l'évidence est encore plus frappante: ces traditions ont presque toutes pour objet des faits fort antérieurs, et deve

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