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SIXIÈME LEÇON.

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Objet de la leçon. — Caractère général de la littérature du moyen âge. -De la transition de la philosophie païenne à la théologie chrétienne. - De la question de la nature de l'ame dans l'Église chrétienne. — La plupart des anciens pères se prononcent pour le système de la matérialité. Efforts pour en sortir. Marche analogue des idées dans la philosophie païenne. Commencements du système de la spiritualité. Saint Augustin, Némésius, Mamert Claudien.-Fauste, évêque de Riez. Ses arguments pour la matérialité de l'ame. -Mamert Claudien lui répond. - Considération de Mamert Claudien dans la Gaule. Analyse et citations de son traité de la nature de l'ame. - Du dialogue d'Evagre entre le chrétien Zachée et le philosophe Apollonius. Des effets de l'invasion des Barbares sur l'état moral de

la Gaule.

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MESSIEURS,

Entre la question dont nous nous sommes occupés samedi dernier, et celle dont nous nous occuperons aujourd'hui, la différence est grande. Le pélagianisme a été non-seulement une question, mais un événement; il a soulevé des partis, des intérêts, des passions; il a mis en mouvement les conciles, les empereurs; il a influé sur le sort de beaucoup d'hommes. La question de la nature de l'ame n'a produit rien de pareil; elle a été débattue entre quelques hommes d'esprit, dans un coin de

l'Empire. J'ai eu, dans notre dernière réunion, beaucoup de faits à raconter: je n'ai à vous parler aujourd'hui que de livres et d'arguments.

Je vous prie de remarquer la marche de nos études. Nous avons commencé par examiner l'état social, les faits extérieurs et publics de là nous

avons passé à l'état moral de la Gaule; nous l'avons cherché d'abord dans les faits généraux, dans l'ensemble de la société; ensuite dans un grand débat religieux, dans une doctrine, mais dans une doctrine active, puissante, qui est devenue un événement; nous allons l'étudier dans une simple discussion philosophique. Nous pénétrons ainsi de plus en plus dans l'intérieur des esprits nous avons considéré les faits, puis les idées mêlées aux faits et subissant leur influence; nous voici en présence des idées seules.

Permettez qu'avant d'entrer dans la question même, je dise quelques mots du caractère général des ouvrages de cette époque, et de ceux du moyen âge en général. Pourquoi ont-ils été si longtemps et si complétement oubliés ? pourquoi méritent-ils qu'on leur rende aujourd'hui quelque attention?

Si vous comparez, d'une part, la littérature ancienne, grecque et romaine, de l'autre, la littérature moderne proprement dite, à celle du moyen âge, voici, je crois, ce qui vous frappera surtout.

Dans l'antiquité, la forme des ouvrages, l'art de la composition et du langage est admirable; quand même le fond est médiocre, les idées fausses ou confuses, l'ignorance extrême, le travail est habile

et ne peut manquer de plaire; il atteste des esprits à la fois naturels et difficiles, simples et élégants, dont le développement intérieur surpasse de beaucoup la science acquise, qui sentent vivement et excellent à reproduire le beau.

Dans la littérature moderne, depuis le xvi siècle, par exemple, la forme est souvent imparfaite; la simplicité et l'art manquent souvent à la fois; mais le fond est en général raisonnable; les ignorances grossières, les divagations, la confusion, deviennent de plus en plus rares; la méthode, le bon sens, en un mot, le mérite scientifique domine; si l'esprit n'est pas toujours satisfait, du moins estil rarement choqué; le spectacle n'est pas toujours beau, mais le chaos a disparu.

Autre est la condition des travaux intellectuels du moyen âge en général, le mérite de l'art leur manque; la forme en est grossière, bizarre; le langage incorrect; la méthode confuse, vicieuse; ils abondent en divagations, en idées incohérentes; on y sent des esprits peu avancés, peu cultivés, qui manquent de développement intérieur aussi bien que de science, et ni la raison ni le goût n'en sont satisfaits. C'est pourquoi ils ont été oubliés, tandis que la littérature grecque et romaine a survécu ét survivra éternellement à la société dont elle est née. Cependant, sous cette forme si imparfaite, au milieu de ce bizarre mélange d'idées et de faits si souvent mal compris et mal liés, les livres du moyen âge sont des monuments très-remarquables de l'ac

tivité et de la richesse de l'esprit humain ; on y rencontre beaucoup de vues fortes et originales; les questions y sont souvent sondées dans leurs dernières profondeurs; des éclairs de vérité philosophique, de beauté littéraire, brillent à chaque instant au sein de ces orageuses ténèbres. Le minerai est brut dans cette mine, mais il contient beaucoup de métal et mérite encore d'être exploité.

Les écrits des ve et vie siècles ont d'ailleurs un caractère et un intérêt particulier : c'est le moment où l'ancienne philosophie expire, où commence la théologie moderne; où l'une se transforme pour ainsi dire dans l'autre; où certains systèmes deviennent des dogmes, certaines écoles des sectes. Ces époques de transition sont d'une grande importance, et peut-être, sous le point de vue historique, les plus instructives de toutes. Ce sont les seules où apparaissent rapprochés et en présence certains faits, certains états de l'homme et du monde, qui ne se montrent ordinairement qu'isolés et séparés par des siècles; les seules, par conséquent, où il soit facile de les comparer, de les expliquer, de les lier entre eux. L'esprit humain, Messieurs, n'est que trop disposé à marcher dans une seule route, à ne voir les choses que sous un aspect partiel, étroit, exclusif, à se mettre lui-même en prison; c'est donc pour lui une bonne fortune que d'être contraint, par la nature même du spectacle placé sous ses yeux, à porter de tous côtés sa vue, à embrasser un vaste horizon, à contempler un

grand nombre d'objets différents, à étudier les grands problèmes du monde sous toutes leurs faces et dans leurs diverses solutions.

C'est surtout dans le midi de la Gaule que ce caractère du ve siècle se manifeste avec évidence. Vous avez vu quelle activité y régnait dans la société religieuse, entre autres dans les monastères de Lérins et de Saint-Victor, foyer de tant d'opinions hardies. Tout ce mouvement d'esprit ne venait pas du christianisme : c'était dans les mêmes contrées, dans la Lyonnaise, la Viennoise, la Narbonnaise, l'Aquitaine, que l'ancienne civilisation sur son déclin s'était pour ainsi dire concentrée, et conservait encore le plus de vie : l'Espagne, l'Italie même étaient à cette époque beaucoup moins actives que la Gaule, beaucoup moins riches en études et en écrivains. Peut-être faut-il attribuer surtout ce résultat au développement qu'avait pris dans ces provinces la civilisation grecque, et à l'influence prolongée de sa philosophie : dans toutes les grandes villes de la Gaule méridionale, à Marseille, à Arles, à Aix, à Vienne, à Lyon même, on entendait, on parlait la langue grecque; il y avait à Lyon, sous Caligula, dans l'Athanacum, temple consacré à cet emploi, des exercices littéraires en grec; et au commencement du vie siècle, lorsque saint Césaire, évêque d'Arles, engagea les fidèles à chanter avec les clercs, en attendant le sermon, une portion du peuple chantait en grec. On trouve, parmi les Gaulois distingués de cette époque, des philosophes de toutes les écoles grecques; tel est men

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