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QUATRIÈME LEÇON.

Objet de la leçon.—Que faut-il entendre par l'état moral d'une société? — Influence réciproque de l'état social sur l'état moral, et de l'état moral sur l'état social.—Au Ive siècle, la société civile gauloise possède seule des institutions favorables au développement intellectuel. - Des écoles gauloises. De la situation légale des professeurs. La société religieuse n'a d'autre moyen de développement et d'influence que ses idées. Cependant l'une languit et l'autre prospère. - Décadence des écoles civiles.- Activité de la société chrétienne. - Saint Jérôme, saint Augustin et saint Paulin de Nole. Leur correspondance avec la Gaule. - Fondation et caractère des monastères dans la Gaule. - Causes de la différence de l'état moral des deux sociétés. Tableau comparatif de la littérature civile et de la littérature chrétienne aux ive et ve siècles. — Inégalité de la liberté d'esprit dans les deux sociétés. Nécessité que la religion prêtât son appui

aux études et aux lettres:

MESSIEURS,

Avant d'entrer dans l'examen de l'état moral de la société gauloise à la fin du ive et au commencement du ve siècle, permettez que je m'arrête un moment sur le but même de ce travail. Ces mots, état moral, ont, aux yeux de beaucoup de gens, une apparence un peu vague. Je voudrais les déterminer avec précision. On accuse aujourd'hui les sciences morales de manquer d'exactitude, de clarté, de certitude; on leur reproche de n'être pas

des sciences. Elles peuvent, elles doivent être des sciences tout comme les sciences physiques, car elles s'exercent aussi sur des faits. Les faits moraux ne sont pas moins réels que les autres : l'homme ne les a point inventés, il les a aperçus et nommés; il les constate et en tient compte à toutes les minutes de sa vie ; il les étudie comme il étudie tout ce qui l'entoure, tout ce qui arrive à son intelligence par l'entremise de ses organes. Les sciences morales ont, s'il est permis de parler ainsi, la même matière que les autres sciences; elles ne sont donc nullement condamnées par leur nature à être moins précises ni moins certaines. Il leur est plus difficile, j'en conviens, d'arriver à l'exactitude, à la clarté, à la précision. Les faits moraux sont, d'une part, plus étendus, plus vastes, et, de l'autre, plus profondément cachés, que les faits matériels ; ils sont à la fois plus complexes dans leur développement et plus simples à leur origine. De là une plus grande difficulté de les observer, de les classer, de les réduire en science. C'est la véritable source des reproches dont les sciences morales ont été souvent l'objet. Remarquez, je vous prie, en passant, leur singulière destinée: ce sont évidemment les premières dont le genre humain se soit occupé; quand on remonte au berceau des sociétés, on rencontre partout les faits moraux, qui, sous le manteau de la religion ou de la poésie, attirent l'attention, agitent la pensée des hommes. Et cependant, pour réussir à les bien connaître, à les connaître scientifiquement, il faudra tout le savoir-faire, toute la pénétration, toute la

prudence de la raison la plus exercée. Telle est donc la nature des sciences morales qu'elles ont à la fois, dans l'ordre chronologique, les premières et les dernières; les premières dont le besoin tourmente l'esprit humain, les dernières qu'il parvienne à élever à ce degré de précision, de clarté et de certitude qui est le caractère scientifique. Ne nous étonnons donc pas et ne nous effrayons pas davantage des reproches qu'elles ont encourus; ils sont naturels et illégitimes: sachons bien que ni la certitude ni la valeur des sciences morales n'en sont le moins du monde atteintes; et tirons-en cette utile leçon que, dans leur étude, dans l'observation et la description des faits moraux, il faut, s'il est possible, être encore plus difficile, plus exact, plus attentif, plus rigoureux que partout ailleurs. J'en profite pour mon compte, et je commence par déterminer avec précision ce que j'entends par ces mots : état moral de la société.

Nous nous sommes occupés jusqu'ici de l'état social de la Gaule, c'est-à-dire des relations des hommes entre eux, de leur condition extérieure et naturelle. Cela fait, les rapports sociaux décrits, les faits dont l'ensemble constitue la vie d'une époque, sont-ils épuisés? Non, certes: il reste à étudier l'état intérieur, personnel des hommes, l'état des ames, c'est-à-dire, d'une part, les idées, les croyantoute la vie intellectuelle de l'homme; de l'autre, les rapports qui lient les idées aux actions, les croyances aux déterminations de la volonté, la pensée à la liberté humaine.

ces,

C'est là le double fait qui constitue, à mon avis, l'état moral d'une société, et que nous avons à étudier dans la société gauloise du v° siècle.

A en croire une opinion fort répandue, je pourrais me dispenser d'insister longtemps sur cet examen. On a beaucoup dit que l'état moral dépend de l'état social, que les relations des hommes entre eux, les principes ou les coutumes qui y président, décident de leurs idées, de leurs sentiments, de leur vie intérieure; que les gouvernements, les institutions font les peuples. C'est une idée dominante dans le dernier siècle, et qui se reproduit, sous des formes différentes, dans les plus illustres écrivains de l'époque, dans Montesquieu, Voltaire, les économistes, les publicistes, etc. Rien de plus simple la révolution que le siècle dernier a fait éclater a été une révolution sociale; il s'est bien plus occupé de changer la situation réciproque des hommes que leurs dispositions intérieures et personnelles ; il a voulu réformer la société plutôt que l'individu. Qui s'étonnera qu'il ait été surtout préoccupé de ce qu'il cherchait, de ce qu'il faisait; que l'importance de l'état social l'ait trop exclusivement frappé ?

Quelque chose cependant aurait dû l'avertir : il travaillait à changer les relations, la condition extérieure des hommes; mais quels étaient les instruments, les points d'appui de son travail ? des idées, des sentiments, des dispositions intérieures et individuelles : c'était à l'aide de l'état moral qu'il entreprenait la réforme de l'état social. Il devait donc

reconnaitre l'état moral non-seulement comme distinct, mais comme jusqu'à un certain point indépendant de l'état social; il devait voir que les situa tions, les institutions ne sont pas tout, ne décident pas de tout, dans la vie des peuples; que d'autres causes peuvent modifier, combattre, surmonter même celles-là, et que si le monde extérieur agit sur l'homme, l'homme à son tour le lui rend bien. Je n'insiste pas davantage, Messieurs; je ne voudrais pas, tant s'en faut, qu'on crût que je repousse l'idée que je combats; sa part de légitimité est grande : nul doute que l'état social n'exerce sur l'état moral une puissante influence. Je ne veux pas seulement que cette doctrine soit exclusive; l'influence est partagée et réciproque s'il est vrai de dire que les gouvernements font les peuples, il n'est pas moins vrai que les peuples font les gouvernements. La question qui se rencontre ici est plus haute et plus grande encore qu'elle ne paraît: c'est la question de savoir si les événements, la vie du monde social, sont, comme le monde physique, sous l'empire de causes extérieures et nécessaires, ou si l'homme lui-même, sa pensée, sa volonté, concourent à les produire et à les gouverner; quelle est la part de la fatalité et celle de la liberté dans les destinées du genre humain. Question d'un intérêt immense, et que j'aurai peut-être un jour occasion de traiter comme elle le mérite; je ne puis aujourd'hui que la poser à sa place, et je me contente de réclamer pour la liberté, pour l'hommelui-même, une place, et une grande place, dans.

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