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par exemple, de saint Hilaire, évêque d'Arles, et de saint Loup, évêque de Troyes, au commencement du ve siècle.

Saint Hilaire se levait de grand matin : il habitait toujours dans la ville; dès qu'il était levé, quiconque voulait le voir était reçu; il écoutait les plaintes accommodait les différends, faisait l'office de juge de paix. Il se rendait ensuite à l'église, célébrait l'office, prêchait, enseignait, quelquefois plusieurs heures de suite. Rentré chez lui, il prenait son repas, et pendant ce temps on lui faisait quelque lecture pieuse; ou bien il dictait, et souvent le peuple entrait librement et venait écouter. Il travaillait aussi des mains, tantôt filant pour les pauvres, tantôt cultivant les champs de son église. Ainsi s'écoulait sa journée, au milieu du peuple, dans des occupations graves, utiles, d'un intérêt public, qui avaient, à chaque heure, quelque résultat.

La vie de saint Loup n'était pas tout à fait la même; ses mœurs étaient plus austères, son activité moins variée; il vivait durement, et la rigidité de sa conduite, l'assiduité de ses prières, étaient sans cesse célébrées par ses contemporains. Aussi exerçait-il plus d'ascendant par son exemple général que par le détail de ses actions: il frappait l'imagination des hommes, à ce point que, selon une tradition dont la vérité importe assez peu, puisque, vraie ou fausse, elle révèle également l'opinion contemporaine, Attila, en quittant la Gaule, l'emmena avec lui jusqu'au bord du Rhin, jugeant qu'un si saint homme protégerait son armée. Saint

Loup était d'ailleurs d'un esprit cultivé, et portait au développement intellectuel un intérêt actif. Il s'inquiétait dans son diocèse des écoles et des lectures pieuses; il protégeait tous ceux qui cultivaient les lettres; et lorsqu'il fallut aller combattre dans la Grande-Bretagne les doctrines de Pélage, ce fut sur son éloquence et sa sainteté, en même temps que sur celle de saint Germain d'Auxerre, que le concile de 429 s'en remit du succès.

Que dirai-je de plus, Messieurs? les faits parlent clairement; entre les grands seigneurs de la société romaine et les évêques, il n'est pas difficile de dire où était la puissance, à qui appartenait l'a

venir.

J'ajouterai un seul fait, indispensable pour compléter ce tableau de la société gauloise au ve siècle et de son singulier état.

Les deux classes d'hommes, les deux genres de vie et d'activité que je viens de mettre sous vos yeux, n'étaient pas toujours aussi distincts, aussi. séparés qu'on serait tenté de le croire, et que leur différence pourrait le faire présumer. De grands seigneurs à peine chrétiens, d'anciens préfets des Gaules, des hommes du monde et de plaisir, devenaient souvent évêques. Ils finissaient même par y être obligés, s'ils voulaient prendre part au mouvement moral de l'époque, conserver quelque importance réelle, exercer quelque influence active. C'est ce qui arriva à Sidoine Apollinaire, comme à beaucoup d'autres. Mais, en devenant évêques, ces hommes ne dépouillaient pas complétement leurs

habitudes, leurs goûts; le rhéteur, le grammairien, le bel esprit, l'homme du monde et de plaisir, ne disparaissaient pas toujours sous le manteau épiscopal; et les deux sociétés, les deux genres de mœurs se montraient quelquefois bizarrement rapprochées. Voici une lettre de Sidoine, exemple et monument curieux de cette étrange alliance. Il écrit à son ami Ériphius :

ces vers,

Sidoine, à son cher Ériphius, salut,

Tu es toujours le même, mon cher Ériphius; jamais ni la chasse, ni la ville, ni les champs ne t'attirent si fortement que l'amour des lettres ne te retienne encore... Tu me prescris de t'envoyer les vers que j'ai faits à la prière de ton beau-père 1, cet homme respectable qui, dans la société de ses égaux, vit également prêt à commander ou à obéir. Mais comme tu désires savoir en quel lieu et à quelle occasion ont été faits afin de mieux comprendre cette œuvre de peu de valeur,ne t'en prends qu'à toi-même si la préface est plus longue que l'ouvrage. Nous nous étions réunis au sépulcre de saint Just 2, tandis que la maladie t'empêchait de te joindre à nous. On avait, avant le jour, fait la procession annuelle, au milieu d'une immense population des deux sexes, que ne pouvaient contenir la basilique et la crypte, quoique entourées d'immenses portiques. Après que les moines et les clercs eurent, en chantant alternativement les psaumes avec une grande douceur, célébré matines, chacun se retira de divers côtés, pas très-loin cependant, afin d'être tout prêt pour tierce, lorsque les prêtres célébreraient le sacrifice divin. Les étroites dimensions du lieu, la foule qui se pressait autour de nous, et la grande quantité de lumières, nous avaient suffoqués ; la pesante vapeur d'une nuit encore voisine de l'été, quoique attiédie par la première fraicheur d'une aurore d'automne, avait encore réchauffé cette enceinte. Tandis que les diverses classes de la société se dispersaient de tous côtés, les principaux citoyens allèrent se rassembler autour du tombeau du consul Syagrius, qui n'était pas éloigné de la portée d'une flèche. Quelques uns s'étaient assis sous l'ombrage d'une treille formée de pieux qu'avaient recouverts les pampres verdoyants de la vi

1 Philimathius

2 Évêque de Lyon, vers la fin du rye siècle. On célébrait sa fête le 2 septembre.

gne; nous nous étions étendus sur un vert gazon embaumé du parfum des fleurs. La conversation était douce, enjouée, plaisante: en outre (ce qui est le plus agréable), il n'était question ni des puissances, ni des tributs; nulle parole qui pût compromettre, et personne qui pût être compromis. Quiconque pouvait raconter en bons termes une histoire intéressante, était sûr d'être écouté avec empressement. Toutefois, on ne faisait point de narration suivie, car la gaieté interrompait souvent le discours. Fatigués enfin de ce long repos, nous voulûmes faire quelque chose. Bientôt, nous séparant en deux bandes, selon les âges, les uns demandèrent à grands cris le jeu de la paume; les autres, une table et des dés. Pour moi, je fus le premier à donner le signal du jeu de paume, car je l'aime, tu le sais, autant que les livres. D'un autre côté, mon frère Domnicius, homme rempli de grâce et d'enjouement, s'était emparé des dés, les agitait, et frappait de son cornet, comme s'il eût sonné de la trompette, pour appeler à lui les joueurs. Quant à nous, nous jouâmes beaucoup avec la foule des écoliers, de manière à ranimer, par cet exercice salutaire, la vigueur de nos membres engourdis par un trop long repos. L'illustre Philimathius lui-même, comme dit le poëte de Mantoue :

Ausus et ipse manu juvenum tentare laborem,

se mêla constamment aux joueurs de paume. Il y réussissait très-bien quand il était plus jeune; mais comme il était fort souvent repoussé du milieu, où l'on se tenait debout, par le choc du joueur qui courait; comme, d'autres fois, s'il entrait dans l'arène, il ne pouvait ni couper le chemin, ni éviter la paume volant devant lui ou tombant sur lui, et que, renversé fréquemment, il ne se relevait qu'avec peine de sa chute malencontreuse, il fut le premier à s'éloigner de la scène du jeu, poussant des soupirs, et fort échauffé : cet exercice lui avait fait gonfler les fibres du foie, et il éprouvait des douleurs poignantes. Je m'arrêtai tout aussitôt, pour faire l'acte de charité de cesser en même temps que lui, et d'éviter ainsi à notre frère l'embarras de sa fatigue. Nous nous assîmes donc de nouveau, et bientôt la sueur le força à demander de l'eau pour se laver le visage; on lui en présenta, et en même temps une serviette chargée de poils, qui, nettoyée de sa saleté de la veille, était par hasard suspendue sur une corde, tendue par une poulie devant la porte à deux battants de la petite maison du portier. Tandis qu'il séchait à loisir ses joues : « Je voudrais, me dit-il, que tu dictasses pour moi un quatrain » sur l'étoffe qui me rend cet office. -- Soit, lui répondis-je. — Mais, » ajouta-t-il, que mon nom soit contenu dans ces vers. » - Je lui répliquai que ce qu'il demandait était faisable. << Eh bien ! reprit-il, dicte « Sache cependant que les Mu

>> donc. » Je lui dis alors en souriant:

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>> ses s'irriteront bientôt, si je veux me mêler à leur chœur au milieu de >> tant de témoins >> - Il reprit alors très vivement, et cependant avec politesse (car c'est un homme de feu et une source inépuisable de bons mots):«< Prends plutôt garde, seigneur Solius, qu'Apollon ne >> s'irrite bien davantage, si tu tentes de séduire en secret et seul ses » chères élèves. » Tu peux juger quels applaudissements excita cette réponse rapide et si bien tournée. Alors, et sans plus de retard, j'appelai son secrétaire, qui était là tout près, ses tablettes à la main, et je lui dictai le quatrain que voici :

« Un autre matin, soit en sortant d'un bain chaud, soit lorsque la >> chasse échauffe le front, puisse le beau Philimathius trouver encore » ce linge pour sécher son visage tout mouillé, afin que l'eau passe de >> son front dans cette toison comme dans le gosier d'un buveur ! »

A peine votre Épiphanius avait-il écrit ces vers, qu'on nous annonça que l'heure était venue, que l'évêque sortait de sa retraite, et nous nous levâmes aussitôt.....

Sidoine était alors évêque, et sans doute plusieurs de ceux qui l'accompagnaient au tombeau de saint Just et à celui du consul Syagrius, qui participaient avec lui à la célébration de l'office divin et au jeu de paume, au chant des psaumes et au goût des petits vers, étaient évêques comme lui.

Nous voilà, Messieurs, au terme de la première question que nous nous sommes posée : nous venons de considérer l'état social de la Gaule civile et religieuse, romaine et chrétienne, au ve siècle. Il nous reste à étudier l'état moral de la même époque, les idées, les croyances, les sentiments qui l'agitaient, en un mot la vie intérieure et intellectuelle des hommes. Ce sera l'objet de notre prochaine réunion.

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