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2011

G.D. H.Sc.

Sub Directions Academic Casares Franciscice Aug. Vindel.

Telemaque va dux Enfers.

I.W.Baumgartner delineavit

les eaux bourbeufes & dormantes ne font que tournoyer; il découvre fur ce rivage une foule innombrable de morts privés de la fépulture, qui fe préfentent en vain à l'impitoyable Caron. Ce Dieu, dont la vieilleffe éternelle est toujours trifte & chagrine, mais pleine de vigueur, les menace, les repouffe, & admet d'abord dans fa barque le jeune Grec. En entrant, Télémaque entend les gémiffements d'une ombre qui ne pouvoit fe confoler.

Quel eft donc, lui dit-il, votre malheur? Qui étiez-vous fur la terre? J'étois, lui répondit cette ombre, Nabopharzan, Roi de la fuperbe Babylone: tous les Peuples de l'Orient trembloient au feul bruit de mon nom; je me faifois adorer par les Babyloniens dans un Temple de marbre, où j'étois représenté par une ftatue d'or, devant laquelle on brûloit nuit & jour les plus précieux parfums de l'Ethiopie; jamais perfonne n'ofa me contredire fans être auffi-tôt puni. On inventoit chaque jour de nouveaux plaifirs pour me rendre la vie plus délicieufe; j'étois encore jeune & robufte. Hélas! que de profpérités ne me reftoit-il pas encore à goûter fur le Trône! Mais une femme que j'aimois, & qui ne m'aimoit pas, m'a bien fait fentir que je n'étois pas Dieu; elle m'a empoisonné; je ne fuis plus rien. On mit hier, avec pompe, mes cendres dans une urne d'or; on pleura, on s'arracha les cheveux; on fit femblant de vouloir se jetter dans les flammes de mon bucher pour mourir avec moi; on va encore gémir au pied du fuperbe tombeau où l'on a mis mes cendres; mais perfonne ne me regrette: ma mémoire eft en horreur même dans ma famille, & ici-bas je fouffre déjà d'horribles traitements.

Télémaque touché de ce fpectacle, lui dit: Etiez-vous véritablement heureux pendant votre regne? Sentiez-vous cette douce paix, fans laquelle le cœur demeure toujours ferré & flétri au milieu des délices? Non, répondit le Babylonien, je ne fais même ce que vous voulez dire. Les Sages vantent cette paix comme l'unique bien; pour moi je ne l'ai jamais fentie; mon cœur étoit fans ceffe agité de defirs nouveaux, de crainte & d'efpérance. Je tâchois de m'étourdir moi-même par l'ébranlement de mes paffions; j'avois foin d'entretenir cette ivreffe pour la rendre continuelle: le moindre intervalle de raifon tranquille m'eût été trop amer. Voilà la paix dont j'ai joui; toute autre me paroît une fable & un fonge. Voilà les biens que je regrette.

En parlant ainsi, le Babylonien pleuroit comme un homme lâche, qui a été amolli par les profpérités, & qui n'eft point accoutumé à fupporter conftamment un malheur. Il avoit auprès de lui quelques efclaves, qu'on avoit fait mourir pour honorer fes funérailles. Mercure les avoit livrés à Caron avec leur Roi, & leur avoit donné une puiffance abfolue fur ce Roi qu'ils avoient fervi fur la terre. Ces ombres d'efclaves ne craignoient plus l'ombre de Nabopharzan: elles la tenoient enchaînée, & lui faifoient les plus cruelles indignités. L'un lui difoit: N'étions-nous pas hommes auffi-bien que toi? Comment étoistu affez infenfé pour te croire un Dieu? & ne falloit-il pas te fouvenir que tu étois de la race des autres hommes ? Un autre, pour lui infulter, difoit: Tu avois raifon de ne vouloir pas qu'on te prît pour un homme; car tu étois un monftre fans humanité. Un autre lui difoit: Hé

bien! où font maintenant tes flatteurs? Tu n'as plus rien à donner, malheureux; tu ne peux plus faire aucun mal; te voilà devenu efclave de tes efclaves même. Les Dieux font lents à faire juftice; mais enfin ils la font.

A ces dures paroles, Nabopharzan se jettoit le vifage contre terre, arrachant fes cheveux dans un excès de rage & de défefpoir. Mais Caron difoit aux efclaves: Tirez-le par fa chaîne; relevez-le, malgré lui; il n'aura pas même la confolation de cacher fa honte. Il faut que toutes les ombres du Styx en foient témoins, pour juftifier les Dieux qui ont fouffert fi long-temps que cet impie régnât fur la terre. Ce n'eft encore là, ô Babylonien! que le commencement de tes douleurs prépare-toi à être jugé par l'inflexible Minos, Juge des Enfers.

Pendant ce difcours du terrible Caron, la barque touchoit déjà le rivage de l'Empire de Pluton; toutes les ombres accouroient pour confidérer cet homme vivant, qui paroiffoit au milieu de ces morts dans la barque. Mais dans le moment où Télémaque mit pied à terre, elles s'enfuirent, femblables aux ombres de la nuit, que la moindre clarté du jour diffipe. Caron, montrant au jeune Grec un front moins ridé, & des yeux moins farouches qu'à l'ordinaire, lui dit: Mortel chéri des Dieux; puifqu'il t'eft donné d'entrer dans le Royaume de la nuit, inacceffible aux autres vivants, hâte-toi d'aller où les deftins t'appellent; vas par ce chemin fombre au Palais de Pluton, que tu trouveras fur fon Trône : il te permettra d'entrer dans les lieux dont il m'eft défendu de te découvrir le fecret.

Auffi-tôt Télémaque s'avance à grands pas:

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