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Télémaque lui-même arrofa de liqueurs parfumées les cendres encore fumantes; puis il les mit dans une urne d'or qu'il couronna de fleurs, & il porta cette urne à Phalante. Celui-ci étoit étendu, percé de diverfes bleffures, & dans fon extrême foibleffe il entrevoyoit de près les portes fombres des Enfers.

Déjà Traumaphile & Nofophuge, envoyés par le fils d'Ulyffe, lui avoient donné tous les fecours de leur Art: ils rappelloient peu à peu fon ame prête à s'envoler; de nouveaux efprits le ranimoient infenfiblement; une force douce & pénétrante, un baume de vie s'infinuoit de veine en veine jufqu'au fond de fon cœur; une chaleur agréable le déroboit aux mains glacées de la mort. En ce moment la défaillance ceffant, la douleur fuccéda: il commença à fentir la perte de fon frere, qu'il n'avoit point été jufqu'alors en état de fentir. Hélas! difoit-il, pourquoi prend-on de fi grands foins de me faire vivre? Ne me vaudroit-il pas mieux mourir, & fuivre mon cher Hyppias? Je l'ai vu périr tout auprès de moi. O Hyppias! la douceur de ma vie, mon frere, mon cher frere, tu n'es plus! Je ne pourrai donc plus ni te voir, ni t'entendre, ni t'embraffer, ni te dire mes peines, ni te confoler dans les tiennes! O Dieux, enne. mis des hommes ! Il n'y a plus d'Hyppias pour moi! Eft-il poffible! Mais n'eft-ce point un fonge? Non, il n'eft que trop vrai. O Hyppias! Je t'ai perdu, je t'ai vu mourir, & il faut que je vive encore autant qu'il fera néceffaire pour te venger; je veux immoler à tes manes le cruel Adrafte, teint de ton fang.

Pendant que Phalante parloit ainsi, les deux hommes divins tâchoient d'appaifer fa douleur, Tome II.

M

de peur qu'elle n'augmentât fes maux, & n'empêchât l'effet des remedes. Tout-à-coup il apperçoit Télémaque qui fe préfente à lui. D'abord fon cœur fut combattu par deux paffions contraires il confervoit un reffentiment de tout ce qui s'étoit paffè entre Télémaque & Hyppias la douleur de la perte d'Hyppias rendoit ce reffentiment encore plus vif. D'un autre côté il ne pouvoit ignorer qu'il devoit la confervation de fa vie à Télémaque, qui l'avoit tiré fanglant & à demi mort des mains d'Adrafte. Mais quand il vit l'urne d'or, où étoient renfermées les cendres fi cheres de fon frere Hyppias, il verfa un torrent de larmes, il embraffa d'abord Télémaque fans pouvoir lui parler, & lui dit enfin d'une voix languiffante, entrecoupée de fanglots:

Digne fils d'Ulyffe, votre vertu me force à vous aimer je vous dois ce refte de vie qui va s'éteindre; mais je vous dois quelque chofe qui m'eft bien plus cher. Sans vous le corps de mon frere auroit été la proie des vautours; fans vous fon ombre, privée de la fépulture, feroit malheureufement errante fur les rives du Styx, toujours repouffée par l'impitoyable Caron. (m) Faut-il que je doive tant à un homme que j'ai tant haï? O Dieux ! récompenfez-le, & délivrez-moi d'une vie fi malheureufe. Pour vous ô Télémaque! rendez-moi les derniers devoirs que vous avez rendus à mon frere, afin que rien ne manque à votre gloire.

A ces paroles Phalante demeura épuifé & abattu d'un excès de douleur. Télémaque fe

(m) Caron, fils d'Erebus & de la Nuit, Batelier d'Enfer, qui palle les ames dans fa barque fur le fleuve du Styx & les autres fleuves d'Enfer.

tint auprès de lui fans ofer lui parler, & attendant qu'il reprîc fes forces. Bientôt Phalante revenant de cette défaillance, prit l'urne des mains de Télémaque, la baifa plufieurs fois, l'arrofa de fes larmes, & dit : O cheres, ô précieufes cendres! quand eft-ce que les miennes feront renfermées avec vous dans cette même urne? O! ombre d'Hyppias, je te fuis dans les Enfers: Télémaque nous vengera tous deux.

Armée

Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour, par les foins des deux hommes qui avoient la fcience d'Efculape. Télémaque étoit fans ceffe avec eux auprès du malade, pour les rendre plus attentifs à avancer fa guérifon, & toute l'Armée admiroit bien plus la bonté de cœur avec laquelle il fecouroit fon plus grand ennemi, que la valeur & la fageffe qu'il avoit montrées en fauvant dans la bataille des Alliés. En même-temps Télémaque fe montroit infatigable dans les plus rudes travaux de la guerre il doimoit peu, & fon fommeil étoit fouvent interrompu, ou par les avis qu'il recevoit à toutes les heures de la nuit comme du jour, ou par la vifite de tous les quartiers du camp, qu'il ne faifoit jamais deux fois de fuite aux mêmes heures, pour mieux furprendre ceux qui n'étoient pas affez vigilants; il revenoit fouvent dans fa tente couvert de fueur & de pouffiere: fa nourriture étoit fimple; il vivoit comme les foldats, pour leur donner l'exemple de la fobriété & de la patience. L'Armée ayant peu de vivres dans ce campement, il jugea à propos d'arrêter les murmures des foldats, en fouffrant lui-même volontairement les mêmes incommodités qu'eux. Son corps, loin de s'affoiblir dans une vie fi pénible, fe fortifioit &

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s'endurciffoit chaque jour : il commençoit à n'avoir plus ces graces fi tendres qui font comme la fleur de la premiere jeuneffe; fon teint devenoit plus brun & moins délicat, fes membres moins mous & plus nerveux. (8)

(8) Toute cette peinture du foin que Télémaque prenoit des Soldats, de fon attention à les foulager dans leurs befoins, de fa vigilance à les tenir dans une exacte difcipline, de fa tendrelle à partager toutes leurs incommodités, eft un tableau du Vicomte de Turenne, qui étoit appellé le Pere des Soldats, & qui leur diftribuoit le pai de fa table, plutôt que de leur voir fouffrir la faim.

Fin du dix-feptieme Livre.

LIVRE XVIII.

SOMMAIRE.

Télémaque perfuadé par divers fonges, que fon Pere Ulyffe n'eft plus fur la terre, exécute fon deffein de l'aller chercher dans les Enfers: il fe dérobe du camp, étant fuivi de deux Crétois, jufqu'à un Temple près de la fameuse caverne d'Acherontia: il s'y enfonce au travers des ténebres, arrive au bord du Styx, & Caron le reçoit dans fa barque: il va fe préfenter devant Pluton, qu'il trouve préparé à lui permettre de chercher fon Pere: il traverfe le Tartare, où il voit les tourments que fouffrent les ingrats, les parjures, les impies, les bypocrites, & fur-tout les mauvais Rois.

DRASTE, dont les Troupes avoient été A confidérablement affoiblies dans le combat, s'étoit retiré derriere la montagne d'Aulon, (a) pour attendre divers fecours, & pour tâcher de furprendre encore une fois fes ennemis; femblable à un lion affamé, qui ayant été repouffé d'une bergerie, s'en retourne dans les fombres forêts, & rentre dans fa caverne, où il aiguife fes dents & fes griffes, attendant le moment favorable pour égorger tous les troupeaux.

Télémaque ayant pris foin de mettre une exacte difcipline dans tout le camp, ne fongea plus qu'à exécuter un deffein qu'il avoit conçu,

(a) Aulon, aujourd'hui Canlo, eft une montagne de la Calabre Ultérieure, vers le Cap de Stilo, fur laquelle est une Ville de même nom, autrefois Epifcopale, & Suffragante de Reggio.

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