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L'Iliade a pour but de montrer les funeftes fuites de la défunion parmi les chefs d'une armée. L'Odyffée nous fait voir ce que peut dans un roi la prudence jointe avec la valeur. Dans l'Eneide on depeint les actions d'un héros pieux & vaillant. Mais toutes ces vertus particuliéres ne font pas le bonheur du genre humain. Télémaque va bien au-delà de tous ces plans, par la grandeur, le nombre & l'étendue de fes vûes morales; de forte qu'on peut dire avec le philofophe critique d'Homére: Le don le plus utile que les mufes ayent fait aux hommes, c'eft le Télémaqué; car fi le bonheur du genre humain pouvoit naître d'un poëme, il naîtroit de celui-là.

DE LA POESIE.

L'harmonie du ftile dans

C'est une belle remarque du chevalier Temple, que la poefie doit réunir, ce que la mufique, la peinture, & l'éloquence ont de force & de beauté. Mais comme la poëfie ne différe de l'éloquence, qu'en ce qu'elle peint avec enthoufiafme; on aime mieux dire que la poefie emprunte fon harmonie de la mufique, fa paffion de la peinture, fa force & fa jufteffe de la philofophie. Le ftile du Télémaque eft poli, net, coulant, magnifique; il a toute la richeffe d'Homére, fans avoir fon abondance de paroles. Il ne tombe jamais dans les redites; quand il parle des mêmes chofes, il ne rappelle point les mêmes images. Toutes fes périodes rempliffent l'oreille par leur nombre & leur cadence; rien ne choque, point de mots durs, point de termes abftraîts, ni de tours affectez. Il ne parle jamais pour parler, ni fimplement pour plaire: toutes fes paroles font penfer, & toutes fes penfées tendent à nous rendre bons.

Les images de notre poëte font auffi parfaites, que fon ftile eft harmonieux. Peindre, c'eft non feulement décrire les chofes, mais en repréfenter les circonftances, d'une maniére fi vive & fi touchante, qu'on s'imagine les voir. lémaque peint les paffions avec art

le Téléma

que.

Excellence des peintures du Télémaque,

L'auteur du Téil avoit étudié le

L'Abbé Terraffon Diff. fur l'ILIADE,

cœur

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eœur de l'homme, & en connoiffoit tous les refforts. En lifant fon poëme, on ne voit plus que ce qu'il fait voir on n'entend plus que ceux qu'il fait parler: il échauffe, il remue, il entraîne: on fent toutes les paffrons qu'il décrit.

Des comparaifons & defcriptions du

Les poëtes fe fervent ordinairement de deux fortes de peintures, les comparaisons & les descriptions. Les comparaisons du Télémaque. Télémaque font juftes & nobles. L'auteur n'élève pas trop l'efprit au-deffus de fon fujet par des métaphores outrées ; il ne l'embarraffe pas non plus par une trop grande foule d'images. Il a imité tout ce qu'il y a de grande & de beau dans les defcriptions des anciens, les combats, les jeux, les naufrages, les facrifices, &c. fans s'étendre fur les minuties qui font languir la narration, fans rabaiffer la majefté du poëme épique par la defcription des chofes baffes & au-deffus de la dignité de l'ouvrage. Il defcend quelquefois dans le détail: mais il ne dit rien qui ne mérite attention, & qui ne contribue à l'idée qu'il veut donner. Il fuit la nature dans toutes fes variétez. 11 favoit bien que tout difcours doit avoir fes inégalitez; tantôt fublime, fans être guindé; tantôt naïf, fans être bas. C'eft un faux gout, de vouloir toujours embellir. Ses defcriptions font magnifiques, mais naturelles, fimples, & cependant agréables. Il peint nonfeulement d'après nature, mais fes tableaux font toujours aimables. Il unit enfemble la vérité du deffein, & la beauté du coloris; la vivacité d'Homére, & la nobleffe de Virgile. Ce n'eft pas tout: les defcriptions de ce poëme font non feulement deftinées à plaire, mais elles font toutes inftructives. Si l'auteur parle de la vie paftorale, c'eft pour recommander l'aimable fimplicité des mœurs. S'il décrit des jeux & des combats, ce n'eft pas feulement pour célébrer les funerailles d'un ami ou d'un père, c'est pour choifir un roi qui furpaffe tous les autres par la force de l'efprit & du corps, & qui foit également capable de foutenir les fatigues de l'un & de l'autre. S'il nous repréfente les horreurs d'un naufrage, c'est pour infpirer à fon héros la fermeté de cœur, & l'abandon aux dieax, dans les plus grand périls. Je pourrois parcourir toutes ces defcriptions, & y trouver

de

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de femblables beautez. Je me contenterai de remarquer, que dans cette nouvelle édition, la sculpture de la redoutable Egide que Minerve envoya à Télémaque, eft pleine d'art, & renferme cette morale fublime: Que le bouclier d'un prince & le foutien d'un état font les bonnes mœurs, les fciences, & l'agriculture: Qu'un roi armé par la fageffe cherche toujours la paix, & trouve des reffources fécondes contre tous les maux de la guerre, dans un peuple inftruit & laborieux, dont l'efprit & le corps font également accoutumez au travail.

du Télé

maque.

La poefie tire fa force & fa jufteffe de la philofophie. Dans le Télémaque, on voit Philofophie par-tout une imagination riche, vive, agréable; & néanmoins un efprit jufte & profond. Ces deux qualitez fe rencontrent rarement dans un auteur. Il faut que l'ame foit dans un mouvement prefque continuel, pour inventer, pour paffionner, pour imiter; & en même tems dans une tranquillité parfaite, pour juger en produifant, & choifir, entre mille penfées qui fe préfentent, celle qui convient. Il faut que l'imagination fouffre une espéce de transport & d'enthoufiafme: pendant que l'efprit, paifible dans fon empire, la retient & la tourne où il veut. Sans cette paffion qui anime tout, les difcours deviennent froids, languiffans, abftraits, hiftoriques. Sans ce jugement qui régle tout, ils font fans jufteffe & fans vraye beauté.

Comparaifon
'de la poëfie
du Télé-
maque avec

Homére &
Virgile.

Le feu d'Homére, fur-tout dans l'Iliade, eft impétueux & ardent comme un tourbillon de flâme, qui embrafe tout. Le feu de Virgile a plus de clarté que de chaleur, il luit toujours uniment & également.. Celui du Télémaque échauffe & éclaire. tout ensemble, felon qu'il faut perfuader, ou paffionner. Quand cette flame éclaire, elle fait fentir une douce chaleur, qui n'incommode point. Tels font les difcours de Mentor fur la politique, & de Télémaque fur le fens des loix de Minos, &c. Ces idées pures rempliffent l'efprit de leur paifible lumiére. Là l'enthoufafme & le feu poëtique feroient nuifibles, comme les rayons trop ardens du foleil qui éblouiffent. Quand il n'eft plus queftion de raifonner, mais d'agir;

quand on

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a vu clairement la vérité, quand les réflexions ne viennent que d'irréfolution, alors le poëte excite un feu & une paffion qui détermine, & qui emporte une ame affoiblie, qui n'a pas le courage de se rendre à la vérité. L'Epifode des amours de Télémaque dans l'ifle de Calypfo, eft plein de ce feu.

Ce mêlange de lumiére & d'ardeur diftingue notre poëte d'Homére & de Virgile. L'enthoufiafme du prémier lui fait quelquefois oublier l'art, négliger l'orare, & paffer les bornes de la nature. C'étoit la force & l'effor de fon grand génie qui l'entraînoit malgré lui. La pompeufe magnificence, le jugement & la conduite de Virgile dégénérent quelquefois en une régularité trop compaffée, où il femble plutôt hiftorien que poëte. Ce dernier plaît beaucoup plus aux poëtes philofophes & modernes que le prémier. N'eft-ce pas qu'ils fentent qu'on peut imiter plus facilement, par art, le grand jugement du poëte Latin, que le beau feu du poëte Grec, que la nature feule peut donner?

Notre auteur doit plaire à toutes fortes de poëtes, tant à ceux qui font philofophes, qu'à ceux qui n'admirent que l'enthoufiafme. Il à uni les lumiéres de l'esprit avec les charmes de l'imagination. Il prouve la vérité en philofophe; il fait aimer la vérité prouvée, par les fentimens qu'il éxcite. Tout eft folide, vrai, convenable à la perfuafion; ni jeux d'efprit, ni pensées brillantes qui n'ont d'autre but que de faire admirer l'auteur. Il a fuivi ce grand précepte de Platon, qui dit qu'en écrivant on doit toujours fe cacher, difparoître, fe faire oublier, pour ne produire que les véritez qu'on veut perfuader, & les paffions qu'on veut purifier.

Dans le Télémaque, tout eft raifon, tout eft fentiment. C'eft ce qui le rend un poëme de toutes les nations, & de tous les fiécles. Tous les étrangers en font également touchez. Les traductions qu'on en a faites en des langues moins délicates que la langue Françoife, n'effacent point fes beautez originales. La favante apologiste d'Homére nous affure que le poëte Grec perd infiniment par une traduction; qu'il n'eft pas poffible d'y faire paffer la force, la nobleffe, & l'ame de fa poëfie.. Mais on ofe dire que le Télémaque confervera toujours en toutes fortes de langues, fa force, fa nobleffe,

fon

fon ame, & fes beautez effentielles. C'eft que l'éxcellence de ce poëme ne confifte pas dans l'arrangement heureux & harmonieux des paroles, ni même dans les agrémens que lui prête l'imagination; mais dans un gout fublime de la vérité, dans des fentimens nobles & élevez, & dans la maniére naturelle, délicate, & judicieufe de les traiter. De pareilles beautez font de toutes les langues, de tous les tems, de tous les pays, & touchent également les bons efprits & les grandes ames, dans tout l'univers.

On a formé plufieurs objections contre le Télémaque. 1o. Qu'il n'est pas en

vers.

Prémière objection contre le Télémaque. REPONSE.

La verfification, selon Ariftote, Denys d'Halicarnaffe, & Strabon, n'eft pas effentielle à l'Epopée. On peut l'écrire en profe, comme on écrit des tragédies fans rimes. On peut faire des vers fans poëfie, & être tout poëtique fans faire des vers par art: mais il faut naître poëte. Ce qui fait la poëfie, n'eft pas le nombre fixe & la cadence réglée des fyllabes; mais le fentiment qui anime tout, la fiction vive, les figures hardies, la beauté & la variété des images. C'eft l'enthoufiafme, le feu, l'impétuofité, la force; un je ne fai quoi dans les paroles & les pensées, que la nature feule peut donner. On trouve toutes ces qualitez dans le Télémaque. L'auteur a donc fait ce que Strabon dit de Cadmus, Phérécide, Hécatée : Il a imité parfaitement la poëfie, en rompant seulement la mesure; mais il a confervé toutes les autres beautés poëtiques. Notre age retrouve un Homére Dans ce poëme falutaire,

Par la vertu même inventé;
Les nymphes de la double cime
Ne l'affranchirent de la rime,
Qu'en faveur de la vérité (a)

De plus, je ne fai fi la gêne des rimes, la régularité fcrupuleuse de notre conftruction Européenne, jointe à ce nombre fixe & mefure de pieds, ne diminueroient pas beaucoup l'effor & la paffion de la poëfie héroïque. Pour bien émouvoir les paffions, on doit fouvent re

a 2

trancher (a) Ode à Meffieurs de l'Académie, par M. de la Mette, Prémiérs Ode.

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