Imágenes de página
PDF
ePub

pargner le fang de fes Troyens, & celui des Latins dont il fera bientôt roi, vuide la querelle par un combat fingulier (a). Ce dénouement eft noble. Celui de Télémaque eft tout enfemble naturel & grand. Ce jeune héros, pour obéir aux ordres du ciel, furmonte fon amour pour Antiope, & fon amitié pour Idoménée, qui lui offroit fa Couronne & fa fille. Il facrifie les paffions les plus vives, & les plaifirs même les plus innocens, au pur amour de la vertu. Il s'embarque pour Ithaque fur des vaiffeaux que lui fournit Idoménée, à qui il avoit rendu tant de fervices. Quand il eft près de fa patrie, Minerve le fait relâcher dans une petite ifle déferte, où elle fe découvre à lui. Après l'avoir accompagné à fon infçu au travers des mers orageufes, des terres inconnues, des guerres fanglantes, & de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l'homme, la fageffe le conduit enfin dans un lieu folitaire, C'eft-là qu'elle lui parle, qu'elle lui annonce la fin de fès travaux, & fa deftinée heureuse; puis elle le quitte. Si tôt qu'il va htrer dans le bonheur & le repos, la divinité s'éloigne, le merveilleux ceffe, l'action héroique finit C'est dans la fouffrance que l'homme fe montre héros, & qu'il a befoin d'un appui tout divin. Ce n'est qu'après avoir fouffert, qu'il eft capable de marcher feul, de fe conduire lui-même, & de gouverner les autres. Dans le poëme du Télémaque, l'obfervation des plus petites régles de l'art eft accompagnée d'une profonde morale.

Qualitez générales

du nœud & du dénouement du poeme épique,

Outre le noeud & le dénouement général de l'action principale, chaque episode a fon nœud & fon dénouement propre ; ils doivent avoir toutes les mêmes conditions. Dans l'épopée, on ne cherche point les intrigues furprenantes des Romans modernes: la furprise feule ne produit qu'une paffion très imparfaite & paffagére. Le fublime eft d'imiter la fimple nature, préparer les événemens d'une maniére fi délicate qu'on ne les prévoye pas, les conduire avec tant d'art que tout paroiffe naturel. On n'eft point inquiet, fufpendu, détourné du but principal de la poefie héroique, qui eft l'inftruction, pour

(a) Voyez le pére Le Boffu, Liv. II, chap. 13.

S'oc

s'occuper d'un dénouement fabuleux, & d'une intrigue imaginaire: cela eft bon, quand le feul deffein eft d'amufer. Mais dans un poëme épique, qui eft une espèce de philofophie morale, ces intrigues font des jeux d'efprit au deffous de fa gravité & de fa nobleffe.

doit être

L'action

merveil leufe.

Si l'auteur du Télémaque a évité les intrigues des Romans modernes, il ne s'eft pas jetté non plus dans le merveilleux que quelques-uns reprochent aux anciens; il ne fait ni parler des chevaux, ni marcher des trépieds, ni travailler des ftatues. Ce n'eft pas que ce merveilleux chaque la raifon, quand on fuppofe qu'il eft l'effet d'une puiffance divine qui peut .tout. Les anciens ont introduit les dieux dans leurs poëmes, non feulement pour éxécuter par leur entremife de grands événemens, & unir la vraifemblance & le merveilleux; mais pour apprendre aux hommes, que les plus vaillans & les plus fages ne peuvent rien fans de fecours des Dieux. Dans notre poeme, Minerve conduit fans ceffe Télémaque. Par-là le poete rend tout poffible à fon héros, & fait fentir que fans la fageffe divine, l'homme ne peut rien. Ce n'est pas là tout fon art. Le fublime eft d'avoir caché la déeffe fous une forme humaine. C'eft non feulement de vraisemblable, mais le naturel qui s'unit ici au mer veilleux. Tout eft divin, & tout paroît humain. Ce n'eft pas encore tout: fi Télémaque avoit fu qu'il étoit conduit par une divinité, fon mérite n'auroit pas été fi grand, il en auroit été trop foutenu. Les héros d'Homére favent prefque toujours ce que les immortels -font pour eux. Notre poete, en dérobant à fon hérbs le merveilleux de la fiction, éxerce fa vertu & fon courage.

Quoique l'action doive être vraisemblable, il n'eft pas néceffaire qu'elle foit vraye. C'eft que le but du poëme épique n'eft pas de faire l'éloge ou la critique d'aucun homme en particulier, mais d'inftruire & de -plaire par le récit d'une action qui laiffe le poëte en liberté de feindre des caractéres, des perfonnages & des épisodes à fon gré, propres à la morale qu'il veut infinuer.

La vérité de l'action n'eft pas contraire au poëme épique, pourvu qu'elle n'empêche point la variété des caractéres, la beauté des defcriptions, l'enthoufiafme,

le

le feu, l'invention & les autres parties de la poëfie; & pourvu que le héros foit fait pour l'action, & non pas l'action pour le héros. On peut faire un poëme épique d'une action véritable, comme d'une action fabuleufe.

La proximité des tems ne doit pas gêner un poëte dans le choix de fon fujet, pourvu qu'il y fupplée par ła distance des lieux, ou par des évenemens proba-bles & naturels, dont le détail a pu échapper aux historiens, & qu'on fuppofe ne pouvoir être connus que des perfonnages qui agiffent. C'est ainsi qu'on peut faire un poëme épique & une fable excellente d'une action de Henri IV, ou de Montezuma, parce que l'effentiel de l'action épique, comme dit le pére le Boffu, n'eft pas qu'elle foit vraye ou fauffe, mais qu'elle foit morale & qu'elle fignifie des véritez importantes.

du po me

épique.

[ocr errors]

La durée du poëme épique eft plus De la durée longue que celle de la tragédie. Dans l'un, on raconte le triomphe fucceffif de la vertu qui furmonte tout: dans l'autre, on montre les maux inopinez que caufent les paffions. L'action de l'un doit avoir par confequent une plus grande étendue que celle de l'autre. L'Epopée peut renfermer les actions de plufieurs années; mais, felon les critiques, le tems de l'action principale depuis l'endroit où le poëte commence fa narration, ne peut être plus long qu'une année, comme le tems d'une action tragique doit être au plus d'un jour. Ariftote & Horace n'en difent rien pourtant. Homére & Virgile n'ont obfervé aucune régle fixe là-deffus. L'action de l'Iliade toute entiére fe paffe en cinquante jours. Celle de l'Odyffée, depuis l'endroit où le poëte commence fa narration, n'eft que d'environ deux mois. Celle de l'Eneïde eft d'un an. Une feule campagne fuffit à Télémaque, depuis qu'il fort de l'ifle de Calypfo, jufqu'à fon retour en Ithaque. Notre poëte a choifi le milieu, entre l'impétuofité & la véhémence avec laquelle le poëte Grec court vers fa fin, & la démarche majestueufe & mefurée du poëte Latin, qui paroit quelquefois lent, & femble trop allonger fa narration.

De la narration épique.

(a) Quand l'action du poëme épique eft longue & n'eft pas continue, le poëte divife fa fable en deux parties; l'une où

le

(a) Voyez le pére Le Boffu, Liv. II. chap. 18.

le héros parle, & raconte fes avantures paffées; l'autre où le poëte feul fait le récit de ce qui arrive enfuite à fon héros. C'eft ainfi qu'Homére ne commence fa narration qu'après qu'Ulyffe eft parti de l'ifle d'Ogygie; & Virgile la fienne, qu'après qu'Enée eft arrivé à Carthage. L'auteur du Télémaque a parfaitement imité ces deux grands modéles. Il divife son action, comme eux, en deux parties. La principale contient ce qu'il raconte, & elle commence où Télémaque finit le récit de fes avantures à Calypfo. Il prend peu de matiére, mais il la traite amplement : dix-huit livres y font employez. L'autre partie eft beaucoup plus ample pour le nombre des incidens, & pour le tems; mais elle eft beaucoup plus refferrée pour les circonftances: elle ne contient que les fix prémiers livres. Par cette divifion de ce que notre poëte raconte, & de ce qu'il fait raconter à Télémaque, il rappelle toute la vie du héros, il en raffemble tous les événemens, fans bleffer l'unité de l'action principale, & fans donner une trop grande durée à fon poëme. Il joint enfemble la variété & la continuité des avantures: tout eft mouvement, tout eft action dans fon poëme. On ne voit jamais fes perfonnages oififs, ni fon héros difparoître.

II. DE LA MORALE.

On peut recommander la vertu par les éxemples & par les inftructions, par les mœurs & par les préceptes. C'est ici où notre auteur furpafie de beaucoup tous les autres poetes.

On doit à Homére la riche invention I. Des d'avoir perfonnalifé les attributs divins, mœurs. les paffions humaines, & les caufes phyfiques; fource féconde de belles fictions, qui animent & vivifient tout dans la poëfie. Mais fa réligion fe réduit à un tiffa de fables, qui ne nous repréfentent la divinité que fous des images peu propres à la faire aimer & refpecter.

L'on fait le goût qu'avoit toute l'antiquité facrée & profane, Grecque & Barbare, pour les paraboles & les allégories. Les Grecs tiroient leur mythologie de l'Egypte. Or les caractéres hieroglyphiques étoient chez les Egyptiens la principale, pour ne pas dire la

.plus

plus ancienne maniére d'écrire. Ces hieroglyphes étoient des figures d'hommes, d'oifeaux, d'animaux, de reptiles, & des diverfes productions de la nature, qui défignoient, comme des emblemes, les attributs divins & les qualitez des efprits. Ce ftile fymbolique étoit fondé fur une très ancienne opinion, que l'univers n'eft qu'un tableau repréfentatif des perfections divines; que le monde vifible n'eft qu'une copie imparfaite du monde invifible; & qu'il y a par conféquent une analogie cachée entre l'original & les portraits, entre les êtres fpirituels & corporels, entre les propriétez des uns & celles des autres.

Cette manière de peindre la parole, & de donner dụ corps aux penfees, fut la véritable fource de la mythologie & de toutes les fictions poetiques: mais dans la fucceffion des tems, fur-tout lors qu'on traduifit le hieroglyphique en ftile alphabétique & vulgaire, les hommes ayant oublié le fens primitif de ces fymboles, tombérent dans l'idolatrie la plus. grofliére. Les poetes dégradérent tout en fe livrant à leur imagination. Par le goût du merveilleux, ils firent de la théologie & des traditions anciennes un véritable chaos, & un mêlange monftrueux de fictions & de toutes les paffions humaines. Les hiftoriens & les philofophes des fiécles poftérieurs, comme Hérodote, Diodore de Sicile, Lucien, Pline, Ciceron, qui ne remontoient pas jufqu'à l'idée de cette théologie allégorique, prenoient tout au pied de la lettre, & fe moquoient également des myftéres de leur religion & de la fable. Mais quand on confulte chez les Perfes, les Phéniciens, les Grecs & les Romains, ceux qui nous ont laiffé quelques fragmens imparfaits de l'ancienne théologie, comme Sanchoniaton & Zoroastre, Eufébe, Philon & Manethon, Apulée, Damafcius, Horus Appollon, Origéne, St. Clement d'Alexandrie, ils nous enfeignent tous que ces caractéres hieroglyphiques & fymboliques défignoient les myftéres du monde invifible, les dogmes de la plus profonde théologie, le ciel & les vifages des Dieux.

La fable Phrygienne inventée par Efope, ou felon quelques-uns par Socrate même, nous annonce d'abord qu'il ne faut pas s'attacher à la lettre, puifque

les

« AnteriorContinuar »