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retiroient dans la ville. Les troupeaux de bœufs mugiffans & de brebis bêlantes venoient en foule, quittant les gras pâturages, & ne pouvant trouver affez d'étables pour être mis à couvert. C'étoit de toutes parts des bruits confus de gens qui fe pouffoient les uns les autres, qui ne pouvoient s'entendre, qui prepoient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, & qui couroient fans favoir où tendoient leurs pas. Mais les principaux de la ville fe croyant plus fages que les autres, s'imaginoient que Mentor étoit un impofteur, qui avoit fait une fausse prédiction pour fauver fa vie.

Avant la fin du troifiéme jour, pendant qu'ils étoient pleins de ces penfées, on vit fur le penchant des montagnes voifines un tourbillon de pouffiére; puis on apperçut une troupe innombrable de barbares armez. C'étoient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent fur les monts Nébrodes, & fur le fommet d'Agragas, où régne un hyver que les Zéphirs n'ont jamais adouci. Ceux qui avoient méprifé la prédiction de Mentor, perdirent leurs efclaves & leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor: J'oublie que vous êtes des Grecs; nos ennemis deviennent nos amis fidéles; les Dieux vous ont envoyez pour nous fauver; je n'attens pas moins de votre valeur que de la fageffe de vos confeils; hâtez-vous de nous fecourir.

Mentor montre dans fes yeux une audace qui étonne les plus fiers combattans. Il prend un bouclier, un cafque, une épée, une lance: il range les foldats d'Acefte; il marche à leur tête, & s'avance en bon ordre vers les ennemis. Acefte. quoique plein de courage, ne peut dans fa vieilleffe le fuivre que de loin. Je le fuis de plus près: mais je ne puis égaler fa valeur. Sa cuiraffe reffembloit dans le combat à l'immortelle Egide. La mort couroit de rang en rang partout où tomboient fes coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, & qui entre dans un troupeau de foibles brebis, il déchire, il égorge, il nage dans le fang; & les Bergers loin de fecourir le troupeau, fuyent tremblans pour fe dérober à fa fureur.

Ces

Ces Barbares qui efpéroient de furprendre la ville, furent eux-mêmes furpris & déconcertez. Les fujets d'Acefte animez par l'éxemple & par les paroles de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne fe croyoient point capables. De ma lance je renverfai le fils du roi de ce peuple ennemi; il étoit de mon âge, mais il étoit plus grand que moi: car ce peuple venoit d'une race de géants, qui étoient de la même origine que les Cyclopes. Il méprifoit un ennemi auffi foible que moi mais fans m'étonner de fa force prodigieufe, ni de fon air fauvage & brutal, je pouffai ma lance contre fa poitrine, & je lui fis vomir avec des torrens d'un fang noir & fumant fon ame cruelle: en tombant il penfa m'écrafer. Le bruit de fes armes retentit jufqu'aux montagnes. Je pris fes dépouilles, & je revins trouver Acefte. Mentor ayant achevé de mettre les ennemis en défordre, les tailla en pièces, & pouffa les fuyards jufques dans les forêts.

Un fuccés fi inefpéré fit regarder Mentor comme un homme chéri & infpiré des Dieux. Acefte touché de reconnoiffance, nous avertit qu'il craignoit tout pour nous, fi les vaiffeaux d'Enée revenoient en Sicile. Il nous en donna un pour retourner fans retardement en notre pays, nous combla de préfens, & nous preffa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyoit. Mais il ne voulut nous donner ni un pilote, ni des rameurs de fa nation, de peur qu'ils ne fuffent trop éxpofez fur les côtes de la Gréce. Il nous donna des Marchands Phéniciens, qui étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avoient rien à craindre, & qui devoient ramener le vaiffeau à Aceste quand ils nous auroient laiffé en Ithaque mais les Dieux qui fe jouent des deffeins des hommes, nous refervoient à d'autres dangers.

Fin du prémier Livre.

LES

LES

AVANTURES

DE

TELEMAQUE,

FILS D'ULYSSE.

LIVRE SECON D.

SOMMAIRE.

Télémaque raconte qu'il fut pris dans le vaisseau Tyrien par la flotte de Séfoftris, & emmené captif en Egypte. Il dépeint la beauté de ce pays, & la fageffe du gouvernement de fon Roi. Il ajoute que Mentor fut envoyé ef clave en Ethiopie; que lui-même Télémaque fut réduit à conduire un troupeau dans le défert d'Oafis; que Termofiris prêtre d'Apollon le confola, en lui apprenant à imiter Apollon, qui avoit été autrefois berger chez le roi Adméte; que Sefoftris avoit enfin appris tout ce qu'il faifoit de merveilleux parmi les bergers: qu'il l'avoit rappellé étant perfuadé de fon innocence, & lui avoit promis de le renvoyer à Ithaque: mais que la mort de ce roi l'avoit replongé dans de nouveaux malheurs; qu'on le mit en prifon dans une tour fur le bord de la mer, d'où il vit le nouveau roi Boccoris qui périt dans un combat contre fes fujets révoltez, & fecourus par les Tyriens.

L

ES Tyriens, par leur fierté, avoient irrité contre eux le roi Séfoftris qui régnoit en Egypte, & qui, avoit conquis tant de royaumes. Les richeffes qu'ils ont acquifes par le commerce & la force de l'imprenable ville de Tyr fituée dans la mer, avoient enflé le cœur de ces peuples. Ils avoient refufé de payer à Séfoftris le tribut qu'il leur avoit impofé en revenant de fes conquêtes; & ils avoient fourni des troupes à fon

frére,

frére, qui avoit voulu le maffacrer à fon retour, au milieu des réjouïffances d'un grand feftin.

Séfoftris avoit réfolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaiffeaux alloient de tous côtez cherchant les Phéniciens. Une flotte Egyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port & la terre fembloient fuir derriére nous, & fe perdre dans les nuës. En même tems nous voyons approcher les navires des Egyptiens femblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent, & voulurent s'en éloigner: mais il n'étoit plus tems. Leurs voiles étoient meilleures que les nôtres; le vent les favorifoit; leurs rameurs étoient en plus grand nombre. Ils nous abordent, nous prennent, & nous emménent prifonniers en Egypte.

En vain je leur repréfentai que nous n'étions pas Phéniciens à peine daignérent-ils m'écouter. Ils nous regardérent comme des efclaves dont les Phéniciens trafiquoient, & ils ne fongérent qu'au profit d'une telle prife. Déja nous remarquons les eaux de la mer qui blanchiffent par le mêlange de celles du Nil, & nous voyons la côte d'Egypte prefqu'auffi baffe que la mer. Enfuite nous arrivons à l'ifle de Pharos, voifine de la ville de No. De-là nous remontons le Nil jufqu'à Memphis.

Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus infenfibles à tous les plaisirs, nos yeux auroient été charmez de voir cette fertile terre d'Egypte, semblable à un jardin délicieux arrofé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jetter les yeux fur les deux rivages, fans appercevoir des villes opulentes, des maifons de campagne agréablement fituées, des terres qui fe couvroient tous les ans d'une moiffon dorée fans fe repofer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étoient accablez fous le poids des fruits que la terre épanchoit de fon fein; des bergers qui faifoient répéter les doux fons de leurs flutes & de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour.

Heureux, difoit Mentor, le peuple qui eft conduit par un fage Roi! il eft dans l'abondance, il vit heureux, & aime celui à qui il doit tout fon bonheur.

C'eft

C'eft ainfi, ajoutoit-il, ô Télémaque, que vous devez régner, & faire la joye de vos peuples, fi jamais les Dieux vous font poffeder le royaume de votre pére. Aimez vos peuples comme vos enfans, goûtez le plaifir d'être aimé d'eux, & faites qu'ils ne puiffent jamais fentir la paix & la joye, fans fe reffouvenir que c'eft un bon roi qui leur a fait ces riches préfens. Les rois qui ne fongent qu'à fe faire craindre & qu'à abattre leurs fujets pour les rendre plus foumis, font les fléaux du genre humain. Ils font craints comme ils veulent l'être, mais ils font haïs, déteftez; & ils ont encore plus à craindre de leurs fujets, que leurs fujets n'ont à craindre d'eux.

Je répondois à Mentor: Hélas! il n'est pas question de fonger aux maximes fuivant lefquelles on doit régner. Il n'y a plus d'Ithaque pour nous, nous ne reverrons jamais ni notre patrie ni Pénélope : & quand même Ulyffe retourneroit plein de gloire dans fon royaume, il n'aura jamais la joye de m'y voir; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor; nulle autre pensée ne nous eft plus permife: mourons, puifque les Dieux n'ont aucune pitié de nous!

En parlant ainsi, de profonds foupirs entrecoupoient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignoit les maux avant qu'ils arrivaffent, ne favoit plus ce que c'étoit que de les craindre dès qu'ils etoient arrivez. Indigne fils du fage Ulyffe, s'écrioit-il ! Quoi donc, vous vous laissez vaincre à votre malheur ! Sachez que vous reverrez un jour l'ifle d'Ithaque & Pénélope : vous verrez même dans fa prémiére gloire celui que vous n'avez jamais connu; l'invincible Ulyffe, que la fortune ne peut abattre, & qui dans fes malheurs encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous décourager jamais: O! s'il pouvoit apprendre dans les terres éloignées ou la tempête l'a jetté, que fon fils ne fait imiter ni fa patience ni fon courage, cette nouvelle l'accableroit de honte, & lui feroit plus rude que tous les malheurs qu'il fouffre depuis fi longtems.

Enfuite Mentor me faifoit remarquer la joye & l'abondance répandue dans toute la campagne d'Egypte, où l'on comptoit jusqu'à vingt-deux mille villes. I

admiroit

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