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Ulysse, votre père, est le plus sage de tous les hommes son cœur est comme un puits profond on ne sauroit y puiser son secret. Il aime la vérité; et ne dit jamais rien qui la blesse; mais il ne la dit que pour le besoin; et la sagesse, comme un sceau, tient toujours ses lèvres fermées à toutes paroles inutiles. Combien a-t-il été ému en vous parlant! Combien s'est-il fait violence pour ne se point découvrir! Que n'a-t-il pas souffert en vous voyant! Voilà ce qui le rendoit triste et abattu.

Pendant ce discours, Télémaque attendri et troublé, ne pouvoit retenir un torrent de larmes : les sanglots l'empêchèrent même long-temps de répondre. Enfin, il s'écria: Hélas! mon cher Mentor, je sentois bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m'attiroit à lui, et qui remuoit toutes mes entrailles; mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit avant son départ, que c'étoit Ulysse, puisque vous le connoissiez ? Pourquoi l'avez-vous laissé partir sans lui parler, et sans faire semblant de le connoître Quel est donc ce mystère ? Serai-je toujours malheureux ? Les Dieux irrités veulent-ils me tenir comme Tantale altéré, qu'une eau trompeuse amuse, s'enfuyant de ses lèvres avides! Ulysse! Ulysse! m'avez-vous échappé pour jamais! Peut-être ne le verrai-je plus! Peut-être que les amans de Pénélope le feront tomber dans les embûches qu'ils me préparoient! Au moins si je le suivois, je mourrois avec lui. O Ulysse! ô Ulysse ! si la tempête ne vous rejette pas encore contre quelque écueil, car j'ai tout à craindre de la fortune ennemie, je tremble. de peur que vous n'arriviez à Ithaque avec un sort aussi funeste qu'Agamemnon (k) à Mycènes, Mais pourquoi, cher Mentor, m'avez-vous envié mon bonheur Maintenant je l'embrasserois; je serois déjà avec lui dans le port d'Ithaque ; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis.

(k) Agamemnon, roi de Mycènes, étant revenu de la guerre de Troie chargé de lauriers, fut tué dans sa maison par Fgisthe, aidé de Clytemnestre, sa propre femme, qui l'avoit deshonore pendant son absence.

Mentor lui répondit en souriant: Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits. Vous voilà tout désolé, parce que vous avez vu votre père sans le reconnoître. Que n'eussiez-vous pas donné hier, pour être assuré qu'il n'étoit pas mort? Aujourd'hui vous en êtes assuré par vos propres yeux, et cette assurance qui devroit vous combler de joie, vous laisse dans l'amertume. Ainsi le cœur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu'il a le plus désiré, dès qu'il le possède, et il est ingénieux pour se tourmenter sur ce qu'il ne possède pas encore. C'est pour exercer votre patience que les Dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu. Sachez que c'est le plus utile de votre vie; car il vous exerce dans la plus nécessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut être patient pour devenir maître de soi et des autres: l'impatience, qui paroît une force et une vigueur de l'ame, n'est qu'une foiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir, est comme celui qui ne sait pas se taire sur un secret: l'un et l'autre manquent de fermeté pour se retenir, comme un homme qui court dans un chariot, et qui n'a pas la main assez ferme pour arrêter, quand il le faut, ses coursiers fougueux: ils n'obéissent plus au frein, ils se précipitent; et l'homme foible, auquel ils échappent, est brisé par sa chute. Ainsi l'homme impatient est entraîné par ses désirs indomtés et farouches dans un abîme de malheurs: plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste. Il n'attend rien, il ne se donne le temps de rien mesurer, il force toutes choses pour se contenter: il rompt les bran ches pour cueillir le fruit avant qu'il soit mûr; il brise les portes plutôt que d'attendre qu'on les lui ouvre; il veut moissonner quand le sage laboureur sème tout ce qu'il fait à la hâte et à contre-temps, est mal fait, et ne peut avoir de durée non plus que ses désirs volages. Tels sont les projets insensés d'un homme qui croit pouvoir tout, et qui se livre

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à ses désirs impatiens pour abuser de sa puissance. C'est pour vous apprendre à être patient, mon cher Télémaque, que les Dieux exercent tant votre patience, et semblent se jouer de vous dans la vie errante, où ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espérez, se montrent à vous, et s'enfuient comme un songe léger que le réveil fait disparoître, pour vous apprendre que les choses mêmes qu'on croit tenir dans ses mains, échappent dans l'instant. Les plus sages leçons d'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence et les peines que vous souffrez en le cherchant.

Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à une dernière épreuve encore plus forte. Dans le moment où le jeune homme alloit, avec ardeur, presser les matelots pour hâter le départ, Mentor l'arrêta tout-à-coup, et l'engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon; l'encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel, et reconnoît la puissante protection de la Déesse.

A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin. Là il aperçoit tout-à-coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme: les rides de son front s'effacent, comme les ombres disparoissent, quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'Orient, et enflamme tout l'horizon; ses yeux creux et austères se changent en des yeux bleus d'une couleur céleste, et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et négligée disparoît; des traits nobles et fiers, mêlés de douceur et de graces, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnoît un visage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre et nouvellement éclose au soleil: on y voit la blancheur des lys mêlées de roses naissantes. Sur ce visage fleuri, une éternelle jeunesse, avec une majesté simple et négligée:

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