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Mentor fit aisément entendre aux rois alliés qu'Idoménée devoit se charger des affaires de Télémaque, pendant que celui-ci iroit avec eux. Ils se contentèrent d'avoir dans leur armée le jeune fils d'Ulysse avec cent jeunes Crétois qu'Idoménée lui donna pour l'accompagner. C'étoit la fleur de la jeune noblesse que le roi avoit emmenée de Crète. Mentor lui avoit conseillé de les envoyer dans cette guerre. Il faut, disoit-il, avoir soin pendant la paix de multiplier le peuple; mais de peur que toute la nation ne s'amollisse, et ne tombe dans l'ignorance de la guerre, il faut envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour entretenir toute la nation dans une émulation de gloire, dans l'amour des armes, dans le mépris des fatigues et de la mort niême, enfin dans l'expérience de l'art militaire.

Les rois alliés partirent de Salente, contens d'Idoménée, et charmés de la sagesse de Mentor. Ils étoient pleins de joie de ce qu'ils emmenoient avec eux Télémaque. Celui-ci ne put nodérer sa douleur quand il fallut se séparer de son ami. Pendant que les rois alliés faisoient leurs adieux, et juroient à Idoménée qu'ils garderoient avec lui une éternelle alliance, Mentor tenoit Télémaque serré entre ses bras, et il se sentoit arrosé de ses larmes. Je suis insensible, disoit Télémaque, à la joie d'aller acquérir de la gloire; je ne suis touché que de la douleur de notre séparation. Il me semble que je vois encore ce temps infortuné où les Egyptiens m'arrachèrent d'entre vos bras, et m'éloignèrent de vous, sans me laisser aucune espérance de vous revoir.

Mentor répondit à ces paroles avec douceur pour le consoler Voici, lui disoit-il, une séparation bien différente; elle est volontaire, elle sera courte; vous allez chercher la victoire. Il faut, mon fils, que vous m'atmiez d'un amour moins tendre et plus courageux; accoutumez-vous à mon absence ; vous ne m'aurez pas toujours : il faut que ce soit la sagesse et la vertu, plutôt que la présence de Mentor, qui yous inspirent ce que vous devez faire.

En disant ces mots, la Déesse, cachée sous la figure de Mentor, couvrit Télémaque de son égide; elle répandit au dedans de lui l'esprit de sagesse et de prévoyance, la valeur intrépide et la douce modération qui se trouvent si rarement ensemble. Allez, disoit Mentor, au milieu des plus grands périls toutes les fois qu'il sera utile que vous y alliez. (24) Un prince se déshonore encore plus en évitant les dangers dans les combats, qu'en n'allant jamais à la guerre. Il ne faut point que le courage de celui qui commande aux autres, puisse être douteux. S'il est nécesaire à un peuple de conserver son chef ou son roi, il lui est encore plus nécessaire de ne le point voir dans une réputation douteuse sur sa valeur. Souvenez-vous que celui qui commande, doit être le modèle de tous les autres : son exemple doit animer toute l'armée. Ne craignez donc aucun danger, ô Télémaque ! et périssez dans les combats, plutôt que de faire douter de votre courage. Les flatteurs qui auront le plus d'empressement pour vous em pêcher de vous exposer au péril dans les occasions nécessaires, seront (25) les premiers à dire en secret, que vous manquez de cœur, s'ils vous trouvent facile à arrêter dans ces occasions. Mais aussi n'allez pas chercher les périls sans utilité. La valeur ne peut être une vertu, qu'autant qu'elle est réglée par la prudence; autrement c'est un mépris

(24) Un Prince se déshonore encore plus, etc. Louis XIV alla plusieurs fois à la guerre, mais il évita toujours soigneusement les dangers dans les combats. Rien ne fut plus douteux que son courage, comme il parut sur-tout en 1676 au siége de Bouchain, où la bataille étoit inévitable avec le prince d'Orange: le maréchal de Chomberg, qui vit pâlir le roi dans le conseil de guerre, détourna adroitement les avis qui alloient tous à donner

combat.

(25) Seront les premiers à dire, etc. C'est ce qui fut dit plusieurs fois à la cour, où les princes même faisoient des railleries du roi qui demeuroit tranquillement enfermé avec madame de Maintenon, qu'ils appeleient sa vieille, pendant que ses généraux exposoient leur vie sur les frontières ouvertes de tous côtés aux irruptions des 'ennemis.

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insensé de la vie et une chaleur brutale; la valeur emportée n'a rien de sûr. Celui qui ne se possède point dans les dangers, est plus fougueux que brave, il a besoin d'être hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son cœur. En cet état, s'il ne fuit point, du moins il se trouble; il perd la liberté de son esprit, qui lui seroit nécessaire pour donner de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir sa patrie. S'il a toute l'ardeur d'un soldat, il n'a point le discernement d'un capitaine encore même n'a-t-il pas le courage d'un simple soldat; car le soldat doit conserver dans le combat la présence d'esprit et la modération nécessaires pour obéir. Celui qui s'expose témérairement, trouble l'ordre de la discipline des troupes, donne un exemple de témérité, et expose souvent l'armée entière à de grands malheurs. Ceux qui préfèrent leur vaine ambition à la sureté de la cause commune, méritent des châtimens, et non des récompenses.

Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de la trouver, est d'attendre tranquillement l'occasion favorable. La vertu se fait d'autant plus révérer, qu'elle se montre plus simple, plus modeste, plus ennemie de tout faste. C'est à mesure que la nécessité de s'exposer au péril augmente, qu'il faut aussi de nouvelles ressources de prévoyance et de courage qui aillent toujours en croissant. Au reste, souvenezvous qu'il ne faut s'attirer l'envie de personne. De votre côté, ne soyez point jaloux du succès des autres. Louez les pour tout ce qui mérite quelque louange mais louez avec discernement, disant le bien avec plaisir; cachez le mal, n'y pensez qu'avec douleur. Ne decidez point devant ces anciens capitaines, qui ont toute l'expérience que vous ne pouvez avoir; écoutez-les avec déférence; consulteze les, priez les plus habiles de vous instruire, et n'ayez point de honte d'attribuer à leurs instructions tout ce que vous ferez de meilleur.

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