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DES SAVANTS.

ΜΑΙ 1854.

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LES SIX FEMMEs de Henri VIII, scènes historiques, par M. Empis, de l'Académie française. Paris, imprimerie de Ch. Lahure, librairie d'Artus Bertrand, 1854, 2 vol. in-8° de 504 et 479 pages.

L'histoire expose les faits et elle les explique; mais, d'une part, à côté des personnages principaux, elle ne peut faire mouvoir, dans ses récits, la foule des acteurs secondaires; d'autre part, si elle peint les mœurs, les passions, les caractères, ce ne peut être, le plus souvent, qu'à grands traits, sans s'arrêter aux menus détails de la vie sociale, sans se croire permis de retrouver, par l'imagination, la suite des sentiments, des idées, des paroles, qui ont préparé et produit ce qu'elle raconte. Le drame est moins gêné à ces divers égards; et, toutefois, il est soumis, même sur les scènes les plus libres, à de telles conditions d'unité et de mouvement, que ce qui échappe aux tableaux de l'histoire ne trouverait pas encore dans les siens une place suffisante. De là une sorte de genre intermédiaire, supplément de l'un et de l'autre, que les anciens n'ont point connu, et auquel, chez les modernes, Shakspeare a ouvert de loin la voie par ce que l'on appelle ses histoires. Sans doute ces scènes sans nombre, remplies du spectacle complexe et changeant des révolutions de l'Angleterre depuis la mort de Jean-sans-Terre jusqu'à la naissance d'Élisabeth, ces scènes dont, parmi tant d'émotions mêlées, et tragiques et comiques, un tel spectacle reste l'intérêt principal, n'ont pas laissé d'être portées d'abord sur le théâtre, aux applau

dissements d'un public touché de ses souvenirs nationaux; mais, si l'on excepte celles dont l'ensemble plus lié, plus distinct, forme, sous le titre de Richard III, une véritable tragédie, elles sont devenues depuis longtemps un drame sans représentation, qui ne se joue plus que dans l'esprit des lecteurs. C'est aux lecteurs désormais que s'adressent ces prologues1 par lesquels le poëte, se défiant de ses ressources scéniques, faisait appel à l'imagination des spectateurs.

Il est remarquable qu'au dernier siècle, vers 1747, un de nos bons historiens, le président Hénault, ait conclu précisément de cette lecture, nous le savons par lui-même, qu'on pouvait utilement et avec intérêt prêter aux notions de l'histoire le relief des formes dramatiques, ce que lui-même eut la confiance d'essayer aussitôt dans son François II 2. L'idée était nouvelle, assurément, et la tentative hardie, à une époque où les limites des genres, sévèrement définies, n'avaient pas cessé d'être respectées, où les entreprises d'esprits aventureux pour les déplacer quelque peu, les confondre en quelque chose, bien accueillies à l'étranger, rencontraient chez nous plus de surprise que d'approbation et d'encouragement. L'imagination libre, la verve audacieuse de Diderot n'eussent pas été de trop pour faire accepter alors une histoire dialoguée, un drame sans autres unités que la lutte de deux partis politiques, la durée d'un règne, l'étendue d'un royaume, des personnages de tragédie s'exprimant simplement en prose. Mais le président Hénault, habile à condenser dans des formules précises les résultats de doctes enquêtes historiques, était impuissant à faire revivre dans des images animées les choses et les hommes du temps passé il ne l'eût pu par le récit; il ne le pouvait pas davantage par le dialogue; cette forme, appliquée à un chapitre de l'Abrégé chronologique, n'en changeait pas la nature; c'était encore un résumé dont l'exactitude scrupuleuse n'était que trop attestée par des renvois marginaux aux autorités et aux sources, par des notes, ou courantes, ou finales, sur certains points contestés, difficiles, obscurs, un résumé d'ailleurs complétement dépourvu de ce mouvement, de cette chaleur, de cette vie qui constituent le drame. En outre, nulle nouveauté véritable dans ce Nouveau Théâtre Français, c'était le second titre de la pièce, qui procédait bien plus des traditions consacrées de notre tragédie que des libertés de Shakspeare: des faits toujours en récits mêlés de commentaires, et dont aucun n'était amené jusque sur la scène; des conversations sans autres interlocuteurs que

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Voyez le prologue de Henri V. — ' La première édition de cet ouvrage est de 1747; la seconde, augmentée de notes curieuses et instructives, de 1768. Il a été compris, en 1770, dans le recueil des Pièces de théâtre en vers et en prose de l'auteur.

quelques personnages principaux; nulle place réservée aux représentants des diverses classes de la société intéressés dans les événements; enfin un langage sans passion, cérémonieux, officiel, le même pour tous ainsi conçu, le François II n'était pas de nature à établir le genre aperçu par l'auteur, et dont il avait, dans une préface bien supérieure et d'ailleurs bien peu conforme à l'ouvrage, judicieusement tracé la poétique.

Et la préface et l'ouvrage étaient depuis bien longtemps oubliés, lorsqu'en 1818, un homme d'État, qui avait toujours mêlé aux affaires la culture des lettres, et que son goût pour les études, les recherches historiques avait conduit à des idées ingénieusement paradoxales sur certains faits, restés obscurs, de nos annales, sur le développement de nos institutions, sur les vicissitudes morales de la société française, M. Roederer, publia, à Paris, un ouvrage de formes dramatiques, où la querelle des Bourguignons et des Armagnacs, sous Chales VI, servait de cadre à une amusante révolution de palais, et surtout au type, spirituellement exprimé dans un personnage subalterne, de la versatilité politique. Cet ouvrage, publié sans nom d'auteur, ne fut pas aussi remarqué qu'il méritait de l'être, quand ce n'eût été que par ce titre : Le marguillier de Saint-Eustache, comédie en trois actes et en prose, pour faire suite au Nouveau théâtre français du président Hénault. Déjà, en 1816, le continuateur anonyme du président Hénault avait fait paraître, à Bruxelles, je crois, deux ouvrages de même sorte, sinon tout à fait de même valeur, Le fouet de nos pères, ou l'éducation de Louis XII en 1469, comédie en trois actes; Le diamant de Charles-Quint, comédie en un acte. En 1827 et 1830, dans des volumes aux trois-quarts remplis d'intéressantes dissertations historiques, il y joignit trois autres ouvrages, plus voisins de nous par le sujet, et appartenant, quant à la forme, plus véritablement, à un genre qu'il ne faut pas confondre avec celui dont M. Roederer ne s'était pas, jusqu'ici, fort écarté et où il n'était certainement pas sans prédécesseurs, témoin, par exemple, La partie de chasse de Henri IV de Collé, et le Pinto de Lemercier; je veux dire la comédie historique ou anecdotique. Celleci ne diffère guère de la comédie proprement dite que par un point de départ pris dans un fait réel, et par l'emploi de personnages connus au lieu de personnages fictifs. Le genre abordé enfin plus franchement par M. Roederer a la prétention d'être l'histoire elle-même, exposée,

1 Théâtre historique, 3 vol. in-8°; imprimerie de Lachevardière, librairie de Hector Bossange.

racontée, pour ainsi dire, le plus dramatiquement possible, par le dialogue. Qu'il l'ait ainsi compris c'est ce dont témoignent les titres mêmes de deux au moins de ses compositions nouvelles, titres qu'il est encore propos de transcrire La proscription de la Saint-Barthélemy, fragment d'histoire dialogué en cinq actes et en prose; Le budget de Henri III ou Les états de Blois, comédie historique (également en cinq actes et en prose); La mort de Henri IV, fragment d'histoire dialogué, divisé en journées et les journées en scènes. M. Ræderer eût pu arriver de lui-même, et de bonne heure, à ce genre, lui qui, en 1809, avait rendu, d'après nature, le caractère et les allures d'un des plus brillants généraux de l'Empire, du général Lasalle, dans des espèces de scènes, que nous a récemment fait connaître, par une citation piquante et de judicieux éloges, un de nos plus célèbres critiques1. Il y arriva assez tardivement et par une voie indirecte, sur la trace incertaine du président Hénault, dont il avait le tort de trop estimer, on le verrait par ses ouvrages, si on ne l'apprenait par ses préfaces, le glacial François II, et cela, même en 1827, en présence de scènes bien plus vives, et par là plus vraies, dont nous aurons tout à l'heure à parler, de celles qui commencèrent la réputation de M. Vitet. C'est malheureusement au premier qu'il ressemble dans son théâtre historique. Ce qu'il emprunte aux histoires, aux mémoires, ce qu'il en transcrit même, ayant grand soin d'en avertir, n'est point animé de cette vie dramatique que l'art doit communiquer à la réalité. Il en est de ces froides réminiscences du passé comme de ces portraits mortuaires que moule le plâtre sur les traits d'un visage glacé, ou même de ceux dont, par l'action de la lumière, le métal ou le papier reçoivent en un moment l'empreinte, figée, pour ainsi dire, dans ce court passage.

Il y a, pour les nouveautés littéraires, comme pour toutes les autres, un point de maturité qui s'annonce par des essais de même nature, tentés vers la même époque, isolément, spontanément. M. Vitet, qui n'a connu, il l'a dit lui-même, le Nouveau théâtre français du président Hénault et par conséquent celui de M. Roederer qu'après avoir commencé le sien, ne connaissait probablement pas davantage celui qu'avait publié, en 1820, M. de Gain-Montaignac 2. Dans les pièces dont se compose ce recueil, et particulièrement dans le Charles I, dans le Charles-Quint à Saint-Just, se rencontrait déjà, sans qu'on y fît grande attention, quelque chose de ce qu'il devait bientôt faire agréer au

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1 M. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VIII, Appendice aux articles sur Ræderer, p. 425 et suiv. - Théâtre, par le comte J. R. de Gain-Montaignac, gouverneur du château royal de Pau, 1 vol. in-8°; Paris, librairie de Potey.

public. Ces drames, que distinguait un sentiment assez vif de la vérité morale et de la réalité historique, une assez grande habileté à les mettre en relief, ne restèrent pas toutefois complétement inaperçus. Un écrivain d'un rare esprit, M. Charles de Rémusat, les séparant de la foule des nouveautés vulgaires, en fit le sujet d'articles1 curieux à relire aujourd'hui, où perçaient, sous la discrétion de son spirituel et élégant langage, de hardies prévisions. Ces compositions, qui dérogeaient assez heureusement à nos haditudes dramatiques, y furent présentées par lui comme l'indice d'un changement prêt à s'opérer dans notre manière de sentir et de peindre, dans nos besoins intellectuels, notre goût, notre poétique.

Mais il est temps d'en venir, dans cette revue préliminaire, à M. Vitet, qui, conduit à la même idée que ses devanciers par des réflexions pareilles, la fit prévaloir dans des circonstances plus favorables, par des efforts plus efficaces. L'histoire, vers laquelle s'était portée surtout l'activité des esprits, se renouvelait de diverses manières, et, en particulier, par la vérité jusque-là trop négligée des mœurs. En même temps cette vérité se retirait de plus en plus de l'art dramatique, et par la persistance obstinée de conventions vieillies, et déjà par l'invasion violente de conventions nouvelles que la répétition sans fin des mêmes moyens, des mêmes effets, condamnait elle-même à une vieillesse prochaine. L'intérêt du public était acquis d'avance au livre remarquable où un jeune écrivain, curieux des documents originaux de notre histoire, capable de pénétrer en philosophe le sens des faits, d'en saisir en artiste la forme extérieure, reproduisit avec leur variété, leur vérité, leur mouvement tumultueux, les scènes de la Ligue, les groupant, comme dans une trilogie, autour de trois sujets principaux, Les barricades, Les états de Blois, La mort de Henri III2.

Parmi les ouvrages de même genre qu'a suscités l'heureux exemple donné par M. Vitet, le plus considérable à tous égards, par les dimensions et le mérite de la composition, est le drame dont la longue histoire des mariages de Henri VIII vient de fournir le sujet à M. Empis. Dans ces productions, moitié historiques, moitié dramatiques, la proportion du mélange doit varier selon que le point de départ de l'auteur,

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Voyez le Lycée français, 1820, t. V, p. 11, 205 et suiv. - Les barricades ont paru en 1826, Les états de Blois en 1827, La mort de Henri III en 1829. Les trois pièces ont été, plus tard, réunies sous le titre de : La Ligue, scènes historiques. L'édition la plus récente de cet ouvrage est, je crois, celle de 1847; imprimerie de Béthune et Plon, librairie de Ch. Gosselin, et, plus tard, de Ad. Delahays, 2 vol. in-12.

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