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DES SAVANTS.

MARS 1854.

NOTICE sur les fouilles de Cumes.

PREMIER ARTICLE.

En faisant connaître à nos lecteurs les principaux résultats des fouilles opérées, dans le cours des dernières années, sur plusieurs points du royaume de Naples, et en commençant par Pompéi1 ce compte rendu, que j'ai étendu ensuite à Capoue 2, je me proposais d'y comprendre Cumes, dont la localité, si célèbre à tant de titres, est aussi l'une de celles qui, en différents temps et surtout dans le nôtre, ont fourni à la science le plus de monuments neufs et intéressants. Cet intérêt s'est encore accru, l'année même dont nous venons de sortir, par les fouilles que S. A. R. le comte de Syracuse a entreprises, à la fois sur le site de Cumes et sur celui de sa nécropole, et qu'il a fait connaître au monde savant, au moyen d'un journal, publié dans le cours des travaux3. J'ai pu vérifier moi-même sur les lieux, dans un voyage que j'ai fait à Naples au mois d'octobre dernier, l'état dans lequel ces fouilles ont laissé le site de Cumes; et, par une circonstance heureuse, dont je puis me féliciter par toutes sortes de motifs, j'ai vu à Rome, entre les mains de mon savant et honorable ami, le marquis Campana, tous les objets provenant des fouilles de Cumes, et acquis à la fois de S. A. R. le comte

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Voy. Journ. des Savants, février 1852, p. 65 et suiv. Ibid. février 1853, p. 65 et suiv. - 3 Monumenti Cumani, posseduti da S. A. R. il conte di Siracusa, descritti e publicati da G. Fiorelli, puntat. I, II e III", Napoli, fol. 1853.

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de Syracuse et de divers propriétaires du sol; de sorte que je me trouve en état de donner, sur ces dernières fouilles de Cumes, qui ont excité à un si haut degré l'intérêt de l'Europe savante, les informations les plus exactes, et, sur plusieurs points, les plus nouvelles. Dans mon excursion sur le site de Cumes, j'étais accompagné d'un, habile architecte, M. C. Bonucci, qui a dirigé lui-même, à plusieurs reprises, les fouilles exécutées dans la nécropole de Cumes, aux frais de MM. Santangelo et de lord Vernon, et qui pouvait certainement mieux que personne appeler mon attention sur les points de cette localité qu'il m'importait de bien connaître; et, sous ce rapport encore, en même temps que j'ai aussi à me féliciter de l'instruction que j'ai due à l'expérience de M. C. Bonucci, j'ai à lui faire des remercîments, qu'il m'est agréable de lui adresser ici publiquement.

On sait que Cumes fut la plus ancienne de toutes les villes grecques de l'Italie et de la Sicile; c'est, en effet, ce que déclare Strabon, en termes positifs 1 : Ταύταις δ' ἐφεξῆς ἐστι Κύμη, Χαλκιδέων καὶ Κυμαίων ΠΑΛΑΙΟΤΑΤΟΝ κτίσμα· πασῶν γάρ ἐστι ΠΡΕΣΒΥΤΑΤΗ τῶν τε Σικελικῶν καὶ τῶν İTadiwτídwv; et ce qui se trouve parfaitement d'accord avec tous les témoignages qui nous restent sur la fondation de cette ville, due à une double colonie composée, en premier lieu, d'habitants de l'île d'Eubée, partis de Chalcis et d'Erétrie, auxquels vinrent se réunir plus tard des Eoliens de Cumies, de l'Asie Mineure 2. Cette notion a pourtant été contestée par un savant de nos jours, qui s'est donné trop souvent la liberté de mettre ses idées particulières à la place des témoignages antiques, et qui prenait pour l'usage de la critique ce qui n'en est que l'abus, par l'illustre auteur de l'Histoire romaine, Niebuhr3. Ce savant ne peut consentir à admettre la haute antiquité de Cumes, par la raison que les chronologistes d'Alexandrie, lorsqu'ils manquaient de données positives

'Strab. I. V, c. IV, § 4, t. I, p. 385-6, ed. Kramer. C'est bien vainement qu'un savant napolitain, Martorelli, Dell. ant. colon. in Napol. t. II, p. 432, a contesté l'antiquité de Cumes, en donnant au mot peoburárn le sens de la plus célèbre; sans réfléchir que ce mot, joint à celui de waλaótatov par la particule yap, ne comporte en effet d'autre sens que celui de la plus ancienne. Thucydid. 1. VI, c. IV; Scymn. Ch. v. 238-9, ed. Meineke; Vell. Paterc. 1. 1, c. iv; Euseb. Chron. 1. II, p. 100; Syncell. Chronogr. p. 181; Tit. Liv. l. VIII, c. xxII; Dionys. Hal. 1. VII, c. i. J'ai réuni tous ces témoignages dans mon Hist. des colon. grecq. t. III, p. 109-112, et je n'ai pas encore, au bout de quarante ans, acquis de motifs pour modifier, sur aucun point, l'opinion que j'avais énoncée relativement aux auteurs de la fondation de Cumes et à l'époque de cette colonie. Niebuhr, Histoire romaine, t. I, 221. Je me sers ici de la traduction française, faite, comme on sait, sur la troisième et dernière édition.

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sur la fondation des villes, avaient recours aux calculs par générations, et qu'ils durent se servir de ce moyen pour Cumes, dont ils ne trouvèrent point d'ère, parce qu'il y avait longtemps que cette ville n'était plus grecque. Ailleurs encore, le même auteur revient, avec plus de développement, sur la même pensée, et donne plus hardiment carrière à son scepticisme, en nommant Eratosthène et Apollodore comme les auteurs de la tradition relative à la fondation de Cumes, et en rejetant ainsi cette tradition parmi les fables, par la raison que, même après la seconde moitié du 111 siècle de Rome, l'histoire de Cumes est encore toute fabuleuse1.

Il est difficile, je le dis avec regret, mais avec une pleine conviction, d'accumuler en moins de mots plus d'assertions téméraires, et, si c'est là de la critique, il faut renoncer à tout ce que nous croyons posséder d'histoire. Mais à quel titre regarde-t-on les chronologistes Alexandrins, Apollodore et Ératosthène, comme les auteurs d'une tradition dont nous avons pour garants Thucydide, Scymnus de Chios et Strabon, sans que rien, dans les témoignages d'une époque plus récente, ait le moindre rapport à ces chronologistes d'Alexandrie? Sur quel fondement a-t-on pu se permettre de dire que la fixation de la colonie de Cumes aura été calculée d'après une généalogie des fondateurs, quand il est avéré, par les témoignages qui concernent ces fondateurs, qu'ils n'étaient rattachés par la tradition à aucune famille grecque héroïque? Comment a-t-on pu affirmer qu'il n'existait point d'ère de Cumes, quand il est constant que cette ville possédait des annales, dont faisait usage Denys d'Halicarnasse, pour le récit des événements de l'histoire de cette ville, du Ie siècle de Rome, et cela, ajoute-t-on, parce qu'il y avait longtemps que cette ville n'était plus grecque. Cette dernière supposition se fonde sur la célèbre phrase de Velleius Paterculus 2: Cumanos osca mutavit vicinia; mais la pensée du critique moderne va beaucoup au delà de celle de l'auteur ancien. Velleius a voulu dire que la domination des Samnites altéra à Cumes la pureté de la civilisation hellénique, en introduisant dans cette ville un élément de population osque; mais il ne dit pas, ne pouvait pas dire que Cumes avait cessé pour cela d'être grecque; et nous en avons la preuve par les monuments qui sont sortis, de nos jours, du sol de Cames, et que Niebuhr ne connaissait probablement pas. On distingue très-bien, parmi ces monuments, ceux qui doivent avoir été produits, depuis l'époque où cette ville tomba au pouvoir des Samnites, c'est-à-dire depuis l'an de Rome 335, et l'on y remarque en effet une altération du pur style grec, qui répond aux expressions de

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Niebuhr, Histoire romaine, t. V, P. 241-244. Vell. Patercul. 1. I, c. IV.

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Velleius Paterculus: Cumanos osca mutavit vicinia; mais ces monuments n'en sont pas moins grecs, et la ville restait grecque, faisant usage de sa langue grecque, conservant ses mœurs et ses institutions grecques, bien qu'avec le germe de corruption qu'y avait introduit l'occupation osque. Enfin, qui pouvait autoriser l'auteur de l'Histoire romaine à déclarer aussi hardiment qu'il le fait, en renvoyant au septième livre de Denys d'Halicarnasse, que, dans le 111° siècle de Rome, l'histoire de Cumes était encore toute fabuleuse? L'époque qu'avait en vue Niebuhr est précisément l'époque brillante de l'histoire de Cumes, celle de la tyrannie d'Aristodème, qui fut signalée, à plusieurs années d'intervalle, par des faits d'armes du plus grand éclat, par des victoires, telles que celle que les habitants de Cumes, réunis aux Syracusains, remportèrent sur la flotte des Étrusques, et dont nous avons recueilli un monument précieux dans le casque de bronze dédié à Olympie, à cette occasion, par Hiéron I", tyran de Syracuse1; sans compter une belle ode de Pindare 2; telles encore que la victoire remportée à Aricia, près de Rome, par Aristodème, tyran de Cumes, sur l'armée étrusque du fils de Porsenna 3. Peut-on dire de pareils événements, d'une si grande importance historique et d'une si haute notoriété, qu'ils constituent une histoire toute fabuleuse, parce qu'il s'y trouve joint un trait de ce merveilleux que l'esprit de l'antiquité aimait à rattacher au souvenir des grands événements? Et n'est-ce pas abuser au dernier point de la critique que de substituer ainsi ses idées particulières aux témoignages classiques les plus graves et les plus dignes de foi?

J'ai rempli un devoir en maintenant, contre les assertions arbitraires d'un écrivain entouré d'une grande considération, mais placé trop haut peut-être dans l'opinion publique, la notion éminemment historique de la haute antiquité de Cumes. J'irai même plus loin, et je crois pouvoir soutenir que, même avant l'époque de la colonie chalcidienne, rapportée à l'an 1139 avant notre ère, le territoire de Cumes devait

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Sur ce monument épigraphique du premier ordre, qui a exercé la sagacité de plusieurs des philologues éminents de notre âge, Hermann, Welcker, Thiersch, Boissonade, voy. surtout le travail de M. Boeckh, Corp. inscript. gr. n° 16, t. I, p. 34-35. La victoire dont il était un témoignage avait été remportée, olymp. LXXVI, 3; Diodor. Sic. XI, LI; cf. Strabon, 1. V, p. 379, C. Pindar. Pyth. 1, v. 13-20; voy. Boeckh, Explicat. ad Pyth. 1, v. 13-20, t. III, p. 228. Dionys. Hal. 1. VII, C. V, VI. Cette date, qui résulte avec toute certitude de l'accord d'Eusèbe, Chron. 1. II, p. 100, et du Syncelle, Chronogr. p. 181, a été mise en doute par feu Millingen, qui, tout en admettant que la fondation de Cumes remontait à une époque très-reculée, ajoutait que cette époque ne pouvait pas être déterminée, Considér. sur la numism. de l'anc. Italie, p. 123. Mais ce n'est là qu'un trait sans conséquence de ce

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avoir reçu un élément de population grecque, qui se rattache à tout cet ensemble de colonies pélasgiques venues par l'Épire, dont j'ai déjà eu l'occasion récente de rappeler la tradition1, et dont ce sol de Cumes porta, à travers toute l'antiquité, l'irrécusable empreinte. Il y a déjà bien des années que, rassemblant les traditions relatives aux établissements pélasgiques de l'Italie, je signalais les rapports d'homonymies qui existaient entre la géographie de l'Epire et celle de l'Italie méridionale, et qui attestaient des communications primordiales de cette partie de la péninsule italique avec la Grèce occidentale 2. Au nombre de ces homonymies, je citais le fleuve Achéron, dont le nom était commun à l'Épire et au territoire de Cames. Plus tard, j'ai eu encore l'occasion de rappeler un de ces rapports entre les deux contrées de l'Épire et de la Campanie, qui ne peuvent s'expliquer autrement que par d'anciennes communications de peuples primitifs : le fait de l'oracle des morts, τd Nexvoμavτetov, établi près de Dodone en Épire, et un autre au voisinage de Cumes, oracle d'institution phénicienne, dont la célébrité, antérieure aux siècles homériques, avait pu donner lieu à l'invention de l'épisode du onzième livre de l'Odyssée3. A l'appui de ces rapports, certainement très-significatifs et admis par K. Ott. Muller, j'aurais pu rappeler une tradition, qui nous a été conservée par le Pseudo-Aristote5, sur un établissement des Leucadiens, peuple de l'Épire, dans le territoire de Cumes; car cette tradition, qu'on aurait tort de rejeter à l'aide d'une correction arbitraire, sert très-bien à montrer comment Ulysse, héros national qui

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scepticisme auquel l'habile antiquaire se montrait trop souvent enclin. Millingen regardait aussi comme fort incertaine l'adjonction des Cuméens d'Éolide, quoique le témoignage de Scymnus de Chios, v. 239-41, ed. Meinek., soit bien précis et bien péremptoire sur ce point; et il regardait comme la plus probable l'étymologie du nom de Cumes, Kóun, dérivée du mot xúpala, flots, bien que cette étymologie paraisse bien puérile. Il vaut encore mieux s'en tenir aux témoignages antiques qui nous apprennent que le nom de la Cumes du pays des Opiques fut emprunté de celui d'une de ses métropoles, la Kymè, de l'Asie Mineure. - Voy. Journ. des Savants, février 1853, p. 68. Hist. des colon. grecq. t. I, p. 227-230.- Voy. mes Monuments inédits, Odysséide, pl. LXIV, p. 367-371, où j'ai rassemblé la plupart des témoignages classiques sur l'oracle des morts de Cumes, dérivé de celui de la Thesprotie, à l'appui de l'explication d'un vase peint de Nola que je publiais, et où j'avais cru voir une scène de nécyomantie, comme je le crois encore. Die Etrusker, 111, 2, 4 et 4, 7, 42). — 5 Pseud. Aristot. De mirab. auscult, c. xcvII, p. 197, ed. Beckm. : Τοῦτον δὲ τὸν τόπον λέγεται κυριεύεσθαι ὑπὸ Λευκαδίων. — * M. Weslermann, dans l'édition récente qu'il a donnée de ce traité, attribué à Aristote, a mis Acvxavov, au lieu de Acvxadíwv. Mais ce n'est qu'une correction de Sylburge; et il n'est pas permis de changer des textes, sous le prétexte de les améliorer, quand on n'a pas l'autorité des manuscrits.

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