Images de page
PDF
ePub

DE LA

CIVILISATION

EN FRANCE

DEPUIS LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

PAR M. GUIZOT

MEMBRE DE L'INSTITUT

TROISIÈME ÉDITION
conforme à la deuxième

TOME QUATRIÈME

PARIS

DIDIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

35, QUAI DES AUGUSTINS

65887.

DE

LA CIVILISATION

EN FRANCE.

HUITIÈME LEÇON.

De l'état de la population agricole en Gaule, du ve au xive siècle. Il ne changea pas autant qu'on le pense communément. Des deux principaux changements qui durent s'y accomplir et s'y accomplirent en effet. Insurrections des paysans aux x et xr siècles. — Persiatance de la distinction entre les colons et les serfs. condition des colons du XIe au XIVe siècle.

Preuves.

Progrès de la

Au moment où M. Guizot est entré dans la salle, l'auditoire tout entier s'est levé, et des bravos et des applaudissements extraordinaires ont éclaté. Dès qu'il a pu obtenir un moment de silence:

Messieurs, a-t-il dit, je vous remercie de tant de bienveillance; j'en suis vivement touché. Je vous demande deux choses: la première, de me la garder toujours; la seconde, de ne plus me la témoigner ainsi. Vous êtes de mon avis, j'en suis sûr. Rien de ce qui se passe au dehors ne doit retentir dans cette enceinte. Nous y venons faire de la science, de la science pure; elle est essentiellement

[ocr errors]

impartiale, désintéressée, étrangère à tout événement extérieur, grand ou petit. Conservons-lui toujours ce caractère. J'espère que votre sympathie me suivra dans la nouvelle carrière où je suis appelé ; j'oserai même dire que j'y compte. Votre attention silencieuse est ici la meilleure preuve que j'en puisse recevoir. Permettez-moi d'y compter aussi, et en toute occasion.

Le silence s'est à l'instant rétabli, et M. Guizot a commencé sa Jeçon.

MESSIEURS,

J'ai exposé, dans notre dernière réunion, l'état de la population agricole en Gaule sous l'administration romaine. Que devint-elle après l'invasion? D'abord, du vo au xe siècle, pendant l'époque qu'on peut appeler l'époque barbare; ensuite, du x' au XIV siècle, pendant l'époque féodale? Changea-telle complétement de condition, ainsi qu'on l'a dit communément?

En soi-même, un tel changement n'était pas probable. Non-sculement la condition des colons était générale et bien établie dans la Gaule, établie en droit comme en fait, enracinée dans la législation comme dans la société ; mais, de plus, dans les derniers moments de l'Empire, et au milieu des incursions répétées des Barbares, le nombre des colons s'accrut beaucoup. Un passage de Salvien, l'écrivain peut-être qui a peint le plus vivement la détresse sociale de cette époque, ne permet pas d'en douter :

Quelques uns des hommes dont nous partons, plus avisés, ou rendus plus avisés par la nécessité, dépouillés, par tant d'invasions, de leurs demeures et de leurs petits champs, ou chassés par les exacteurs, et ne pouvant plus y tenir, se rendent sur les terres des grands et deviennent colons des riches. Et comme ceux qui sont saisis d'effroi à l'approche des ennemis se retirent dans quelque fort, ou comme ceux qui, ayant perdu l'état honorable d'ingénu, s'enfuient désespérés dans quelque asile, de même les hommes dont je parle, hors d'état de conserver leur propriété et la dignité de leur origine, se soumettent au joug de l'humble condition de colon: réduits ainsi à cette extrémité, que les exacteurs les dépouillent non-seulement de leurs biens, mais de leur état; non-seulement de ce qui est à eux, mais d'eux-mêmes; qu'ils se perdent eux-mêmes en même temps que tout ce qui est à eux, n'ont plus de propriété, et renoncent au droit de la liberté 1.

Il résulta de là qu'au moment de la conquête, et lorsque les Barbares s'établirent définitivement sur le territoire romain, ils trouvèrent presque tous les habitants des campagnes réduits à l'état de colons. Or, une condition si générale était un fait puissant, et capable de résister à bien des crises. On ne change pas aisément le sort et l'état d'un si grand nombre d'hommes. A considérer donc la chose en ellemême, indépendamment de tout témoignage spécial, on peut présumer que la condition des colons dut survivre à la conquête, et demeurer, longtemps du moins, à peu près la même.

En fait, et dans certaines parties de l'Empire, notamment en Italie, on sait positivement qu'elle ne fut pas changée; des monuments formels, surtout des lettres de papes du vie et du vir siècle, le prouvent. L'Église romaine possédait, vous le savez, de grandes propriétés territoriales; c'était

Salvien, de Gubern. Dei, liv v.

« PrécédentContinuer »