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exalté et humilié tour à tour, m'a laissé le goût des hommes dont les actions bigarrées constituent un spectacle tantôt divertissant et tantôt susceptible d'émouvoir et de retenir le cœur (1).

(1) Henry BORDEAUX, le Figaro, 23 avril 1906.

VII

UNE CHAPELLE SUR DES TOMBES

Voici l'article de l'Echo de Paris où M. Henry Bordeaux raconte le martyre des Filles de la Charité à Tien-Tsin en 1870. Sans doute les détails lui en ont été fournis par la cornette blanche à laquelle nous avons fait allusion (p. 332).

Comment une église refleurit sur ses ruines, je vous le raconterai. J'ai sous les yeux la photographie, venue d'au delà des mers, d'une petite chapelle bien modeste. Ni son portique romain, ni son clocheton, ni la chétive régularité de son architecture ne sont susceptibles de retenir l'attention. Pourtant ses pierres chantent. Elles disent un poème de sang et d'amour. Elles sont le témoignage vivant de l'éternelle conquête religieuse par le sacrifice.

On achève de la construire, en ce moment, à TienTsin, au cœur de la cité chinoise, sur l'emplacement même de celle où furent massacrées, le 21 juin 1870, les dix filles de la Charité qui étaient venues là soigner les malades, enseigner les enfants, répandre Dieu. Pour la bâtir, on n'a pas dérangé les stèles qui désignent le lieu de chaque mort. Quel monument funèbre pourrait égaler ces simples colonnettes?

Un jour ou l'autre, sans doute, un jour prochain, on instruira à Rome la cause des dix martyres. Comment, tandis qu'on inaugure là-bas la petite chapelle neuve, ne pas rappeler leur mémoire, comme on jette des palmes au seuil des églises le dimanche des Rameaux, comme on effeuille des roses à la Fête-Dieu ?

Elles n'étaient pas rassemblées au hasard. Le hasard

ne joue, dans la vie, qu'un rôle apparent. Une harmonie secrète, issue de la longue série de nos volontés quotidiennes, règle les circonstances qui servent de contours à notre personnalité. Aucune d'elles ne pensait revoir son pays, et plusieurs savaient d'avance comment cela finirait. Il y avait six Françaises, deux Belges, une Italienne et une Irlandaise. Les six Françaises étaient sœur Legras, la plus âgée, qui apportait en Chine un peu de la belle humeur et de l'esprit débrouillard de Paris; sœur Clavelin, préposée à la pharmacie; sœur Pavillon; sœur Tillet, la plus jeune, à qui de méritoires efforts avaient été nécessaires pour vaincre la répugnance instinctive que lui inspiraient les Chinois et pour abandonner son désir de revenir en France, et qui, depuis peu, était parvenue à l'apaisement; sœur Lenu, qui avait dû triompher de la même répulsion, et enfin sœur Marie-Pauline Viollet qui, si simplement, avait quitté pour le service des pauvres le bien-être de sa famille. «Elle nous est arrivée, a dit la religieuse qui, à Tours, la reçut, avec des mains et l'extérieur d'une jeune personne distinguée; elle est partie avec les mains durcies au travail du jardin et de la cuisine, et avec l'humilité des Filles de la Charité. » Pauvres mains de jeune fille délicate, devenues crevassées et gercées et que des barbares devaient couper.

La supérieure, sœur Marquet, était Belge; modeste et même timorée, elle aurait préféré s'effacer, ne jamais être la première, mais quand le danger fut là, elle prit sa place et fut frappée en avant. Dès son départ pour la Chine, elle s'attendait à la mort. Soeur Adam, ange de piété et de régularité, appartenait à la même nationalité. L'Irlandaise, sœur O'Sullivan, ne faisait que passer à la maison de Tien-Tsin pour retourner en Europe, quand ses compagnes lui avaient demandé de rester on avait bien besoin pour l'hôpital, pour le dispensaire, de quelqu'un parlant couramment anglais. Sœur O'Sullivan, toute à la joie du retour, accueillit fort mal cette prière; elle était pareille à une petite furie; elle se révoltait à cette seule idée. On lui fit visiter la nouvelle église, qu'on appelait Notre-Damedes-Victoires; elle y pria, et quand elle sortit, elle

déclara qu'elle ne partirait plus. N'avait-elle pas entendu la Vierge lui déclarer: «Restez pour toute votre vie parmi ces pauvres peuples ?... »

on.

«

J'ai gardé pour la fin de cette nomenclature la sœur Andreoni, née dans un petit village près de Florence, qui fut par son ardeur, par son exaltation contagieuse, le centre mystique de cette sainte colonie. A treize ans, mortellement malade, elle avait consolé sa mère en lui disant qu'elle ne mourrait pas avant d'avoir tressé deux couronnes. Une vision l'en avait avertie. C'étaient les deux couronnes de la virginité et du martyre. Plus tard, comme elle était une jeune fille tout à fait charmante, les prétendants ne manquaient point. Mais elle les refusait impitoyablement. Pourquoi? réclamaitTrop vilain, pas assez beau... » En effet, son cœur avait trop d'exigences. Un hiver elle s'imposa de se rendre pieds nus, chaque matin, à une mission qu'on prêchait dans le voisinage: ainsi marchait-elle dans la neige. Dès qu'elle fut entrée en religion, elle réclama d'aller en Chine. Elle aspirait au martyre; son désir était si violent qu'il la faisait tomber parfois en défaillance, et ce désir força l'avenir. Elle eut d'avance la certitude du massacre. Elle annonça, parole trop véridique et qui devait se justifier à la lettre, qu'elle mourrait hachée. Et, même, elle connut la liste de ses compagnes condamnées ou élues. La supérieure d'alors, sœur Dutrouilh, à qui elle confia cette vision, se réjouissait d'être du nombre. « Non, ma sœur, répondit la sœur Andreoni, nous étions dix et vous n'y étiez pas. - Mais si, mais si, insista la religieuse devant toutes les autres qui riaient. Je ne vous y ai pas vue... » Or, la sœur Dutrouilh fut déplacée en 1869 : après la catastrophe, c'est elle qui fut chargée de réinstaller la mission. On ne pouvait pas savoir encore en toute certitude que sœur Andreoni était une voyante. Cependant on attachait, dès ce moment-là, une importance particulière à son présage. La pensée du martyre ne quittait guère la communauté. On en parlait à la récréation, comme des pensionnaires regardent au jardin si l'amour ne vient pas. C'était le sujet délicieux et inconnu. Au repassage, quand une cornette montrait

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une blancheur éblouissante, une des religieuses proposait: Si on la mettait de côté pour le grand jour? Et l'on réservait les plus belles.

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J'ai noté sur un cahier cette anecdote, cueillie je ne sais plus où : « Le matin d'Inkermann, raconte le général Schmitz, je trouve au petit jour de Lourmel en bottes vernies, en culotte blanche, en gants frais, tout cela battant neuf, et alors que je lui disais : « Comme tu es joli, aujourd'hui, pourquoi ça? Tu veux, mon cher, qu'on mette en terre de Lourmel à la façon d'un pauvre diable? »

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Je retrouve dans le détail des cornettes amidonnées cette qualité d'héroïsme à la française qui ajoute un rien de grâce et de fantaisie à l'offre totale de soi-même. Cette assemblée de petites sœurs qui repassent se prépare à faire de son mieux quand le moment viendra. Et le moment ne saurait tarder, puisque sœur Andreoni l'a annoncé.

La maison de Tien-Tsin n'était pas ancienne. Elle datait de 1862. Elle se composait d'une école, d'un dispensaire et d'un hôpital, bien utiles pendant le choléra des années suivantes. Les sœurs allaient et venaient dans leur costume, visitaient les malades à domicile, recueillaient les enfants abandonnés. En soignant les corps, elles n'oubliaient pas la chasse aux âmes. De leur côté, les lazaristes avaient installé une mission et bâti une église à côté du consulat français.

Vers le mois de mai 1870, de mauvaises rumeurs commencèrent à se répandre contre les sœurs. On les appelait les diablesses blanches. On les rendait responsables de disparitions d'enfants. On les accusait aussi d'en acheter à prix d'or, et de leur arracher le cœur et les yeux pour préparer des remèdes et des charmes. C'est toujours la vieille imputation de sorcellerie. « Cette immense population de Tien-Tsin, dit le baron Hübner dans sa relation, frémissait comme le feuillage d'une forêt tremble sous les premières rafales qui précèdent la tempête. » L'une ou l'autre religieuse est insultée dans la rue. On viole des sépultures d'enfants dans le cimetière français pour constater si les yeux et le cœur ne leur ont pas été enlevés. Un médecin, qui

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