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dans son édit de 1521, et Turgot rappelle cette doctrine, pour la repousser avec énergie, dans le préambule de son édit de 1776'. En conséquence de cette prétention, le roi vendait à ses sujets, sous certaines conditions fort dures, le droit de travailler pour ne pas mourir de faim. C'est une preuve entre beaucoup d'autres, que la civilisation ne consiste pas à passer des idées simples aux idées complexes. Puisque la nature nous a donné des besoins et les moyens d'y satisfaire par notre travail, il est aussi clair que la lumière du jour, que personne ne peut sans folie et sans impiété nous contester le droit de vivre en travaillant. On nous l'a pourtant contesté pendant des siècles; on nous a vendu le droit de travailler, ce qui est précisément la même chose que si on nous avait vendu le droit de vivre; et il a fallu tous les progrès de la raison pour qu'on s'aperçût enfin que cela n'avait pas le sens commun.

Le droit de travailler étant la source du droit de propriété et se confondant même avec lui, on peut se

1. « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits; nous devons surtout notre protection à cette classe d'hommes qui, n'ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d'autant plus le besoin et le droit d'employer dans toute leur étendue, les seules ressources qu'ils aient pour subsister. Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu'ont données à ce droit naturel et commun, des institutions anciennes à la vérité, mais que ni le temps, ni l'opinion, ni les actes mêmes émanés de l'autorité qui semblent les avoir consacrés, n'ont pu légitimer.... L'illusion a été portée chez quelques personnes jusqu'au point d'avancer que le droit de travailler était un droit royal que le prince pouvait vendre et que les sujets devaient acheter. »

demander pourquoi les rois traitaient différemment le travail et la propriété, car il semble que, puisqu'ils donnaient un brevet pour être ouvriers, ils auraient dû en donner aussi pour être propriétaires, et qu'à ce compte, les sujets ne devaient avoir rien à eux, si ce n'est par concession de l'autorité royale. Je crois fermement, quant à moi, que tous les partisans du pouvoir absolu ont dû admettre cette théorie sur la nature de la propriété privée; je la trouve très-explicitement dans Hobbes, qui est le plus sincère des théoriciens de l'absolutisme'; je la trouve dans la bouche de Louis XIV lorsqu'il se console de ses exactions en disant, qu'après tout, il ne fait que reprendre à ses sujets des biens qui naturellement et primitivement sont à lui'; j'en trouve de nombreuses traces dans les attributions de bénéfices, de fiefs, d'apana

1. D'autant que, comme il a été prouvé ci-dessus, avant l'établissement de la société civile, toutes choses appartiennent à tous, et que personne ne peut dire qu'une chose est sienne si affirmativement, qu'un autre ne se la puisse attribuer avec le même droit (car là où tout est commun, il n'y a rien de propre ), il s'ensuit que la propriété des choses a commencé lorsque les sociétés civiles ont été établies; et que ce qu'on nomme propre est ce que chaque particulier peut retenir à soi sans contrevenir aux lois et avec la permission de l'État, c'est-à-dire de celui à qui on a commis la puissance souveraine. » (Hobbes, Fondements de la politique; section 2, l'Empire, chap. VI, § 15.)

2. On lit aussi dans les Mémoires de Louis XIV, ces paroles adressées à son fils : « Vous devez être persuadé que les rois ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d'église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes, c'est-à-dire suivant le besoin général de leur état. »

ges, dans le droit de confiscation et d'imposition arbitraire; et j'avoue que je considère tout cela comme parfaitement logique, étant donné le principe de l'absolutisme. Il est absurde que le roi ait sur moi un pouvoir arbitraire; mais une fois qu'on a subi cette absurdité, il n'y a pas de raison au monde qui puisse expliquer, pourquoi celui qui peut me tuer, ne peut pas confisquer mon champ. Le pouvoir absolu n'est pas absolu, si la propriété a un droit absolu contre lui. Le roi peut me tuer, m'exiler, m'emprisonner, me battre même; et je pourrai malgré lui conserver mon champ et ma maison? Je défie bien les plus habiles publicistes de trouver l'apparence d'une raison pour justifier cette différence. Si les rois absolus n'ont avoué que rarement la maxime de leur droit sur la propriété privée, c'est qu'il faut bien, après tout, dissimuler une doctrine quand elle est trop dure. Ils n'ont presque jamais été assez forts pour revendiquer cette conséquence extrême du principe en vertu duquel ils régnaient. En France, ils pouvaient prendre des libertés avec le travail, qui est la source de la propriété, et n'en pouvaient pas prendre avec la propriété qui est le fruit du travail; et la raison de cette anomalie, c'est que les propriétaires étaient de force à se défendre contre le roi, et que les travailleurs ne l'étaient point. Le droit était le même contre le travail et contre la propriété; mais non le pouvoir. On brutalisait le droit du travail, qui est un manant, et on rusait avec le droit de propriété, qui est gentilhomme.

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Il faut dire aussi qu'il n'en est pas d'une société comme d'une théorie, où tout est régulier et simple. Poser en principe le roi absolu, et en conclure qu'il fait la loi et le droit, cela va tout seul; mais dans la réalité, le pouvoir du roi de France était, pour ainsi dire, fait de pièces et de morceaux; il avait fallu arracher aux seigneurs et au peuple, ce droit et cet autre ; l'argument universel était la tradition, et il s'en fallait que la tradition fût claire, fût unique. La noblesse avait sa tradition, et le parlement, et les États, et le menu-peuple lui-même autant de difficultés et d'ennemis pour les théoriciens. Le roi disait bien qu'il ne devait son royaume qu'à Dieu et à son épée, et tout le monde autour de lui, seigneurs, peuples et parlements, criait bien haut qu'il était l'unique et souverain maître; cependant, on chicanait de toutes ses forces cette souveraineté dans la pratique, et tout fier qu'il était de son droit, le roi reculait à chaque instant, il rusait, il temporisait, il mendiait même. Car Henri III, par exemple, n'a fait que mendier tout le temps de son règne, mendier des impôts, mendier des emprunts.

Si le droit de propriété avait été connu pour ce qu'il est, c'est-à-dire pour un droit naturel fondé sur le travail, nul doute que l'émancipation du travail en eût été au moins facilitée; mais, je le demande, était-ce là la croyance commune? pas du tout; la loi naturelle et la loi française étaient en désaccord sur le principe du droit, en opposition complète. Comme

le roi se vantait de devoir son royaume à son épée, le noble voulait tenir aussi son domaine de son épée, ou d'une concession royale, ce qui revenait au même par une voie indirecte. Or, la conquête, l'occupation violente, dont la féodalité faisait la source du droit, est, aux yeux de la nature et de la raison, le contraire du droit, son ennemi. Il est donc assez intelligible que, dans une société ainsi conçue, toute solidarité fût détruite entre la propriété et le travail. C'est avec la véritable propriété, et non pas avec la propriété féodale, que le droit de travailler se confond.

C'est encore de la même manière qu'il faut expliquer cette autre apparente anomalie d'une société qui fait du travail un droit régalien, qui le vend au sujet d'une main avare, et à titre de privilége, et qui, d'autre part, impose la corvée aux serfs, et tient le travail pour dégradant. Tout cela ressemble, avec les différences introduites par la pensée chrétienne et par la force des coutumes, à ces anciennes législations qui divisaient le peuple en citoyens à qui tout appartenait, et dont l'unique occupation était de gouverner, et en esclaves, chargés de labourer la terre et de travailler comme artisans, sans jamais posséder autre chose que leur pécule. Le roi et les nobles gouvernaient, guerroyaient, rendaient la justice : « Le noble juge et combat. » Le menu peuple travaillait pour l'autre race, pour la race victorieuse : c'était la corvée; et on daignait lui

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