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Alors il me demanda fi j'étois de ceux qui refusent d'appeller la Henriade un Poëme épique.

Moi, lui dis-je, je l'appellerai tout comme vous voudrez; pourvu qu'en même temps vous me permettiez de dire que c'eft un Poëme manqué, dont le fujet et mal présenté, dont le plan & l'économie font mal-entendus, dont la forme eft tout-à-fait défectueufe, où la machine du merveilleux eft fi mince, fi frêle, amenée avec fi peu d'art, qu'elle n'y tient en rien, & n'y fert que de rempliffage, au lieu d'en être le . principal reffort: qu'outre cela, ce Poëme n'a ni action, ni intérêt, ni caracteres, ni paffions, ni dramatique, ni fublime, ni affez de grande Poéfie; fans parler de tous les vices de ftile dont il eft rempli. Or, fi vous croyez qu'un Poëme épique peut fe paffer de toutes ces qualités-là, vous pouvez hardiment appeller la Henriade le chefd'œuvre des Poëmes épiques.

Il faudra prouver tout cela, répondit l'admirateur, mais comment voulez-vous qu'un homme comme M. D. V. avec tant d'efprit & de talent, avec de fi grandes con

noiffances en tout genre, l'homme univerfel, en un mot, qui a fait un Essai fur la Poéfie épique, n'ait pas fu ce que c'est qu'un Poëme épique, & néanmoins ait entrepris de nous en donner un ? Vous voyez bien que cela eft contradictoire.

Patience, repris-je auffi-tôt, les contradictions vont tomber d'elles-mêmes. Souvenez-vous que M. D. V. dans un moment de franchise, car il en a quelquefois, a écrit qu'il avoit fait jadis un. Poëme épique, fans favoir ce que c'étoit (1). Voudrez-vous ne pas l'en croire fur fa parole? Rappellezvous maintenant que cet Auteur fit fon Poëme étant encore très-jeune, & prefqu'au fortir du Collège, malgré le judicieux confeil de Defpréaux:

Un Poëme excellent, où tout marche & fe fuir; N'eft pas de ces travaux qu'un caprice produit; Il veut du temps, des foins; & ce pénible Ouvrage Jamais d'un Ecolier ne fut l'apprentissage.

M. D. V. ne fit donc fon Effai fur les

(1) Questions fur l'Encyclopédie, tome VII, page 150.

Poëmes épiques, qu'après avoir donné for Poëme; c'est-à-dire, qu'après avoir exécuté, pour fon apprentiffage, ce que tous les grands Maîtres ont regardé comme l'ou vrage le plus difficile de l'Art poétique, il a fait des études fur ce genre même d'ouvrage; & quelles études encore! On voit clairement, dans fon Effai, fon intention ordinaire de rabaiffer le plus qu'il peut les meilleurs Poëmes, afin que la Henriade puiffe au moins obtenir une place après eux. Comment fe perfuader qu'un Au teur ait fu ce que c'étoit que la Poé fie épique, quand il renouvelle fi hardiment les opinions déjà méprifées des Defmatets, des Perraut des Lamotte; quand il nous débite des folies comme celles-ci, par exemple: que le Poëme épique eft une efpèce d'ouvrage dans lequel les hommes font convenus d'approuver fouvent le bizarre, fous le nom du merveilleux (1). Comme fi les hommes des différens fiècles pouvoient convenir ensemble d'approuver

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(1) Chapitre IX.

une chose qui leur déplairoit! Comme fi le merveilleux & le bizarre étoient la même chofe, & qu'on approuvât également les bizarres enchantemens du Taffe, & le fage merveilleux de Virgile & d'Hom re! Quand il nous dit que la machine du merveilleux, l'intervention d'un pouvoir célefte, la nature des épisodes, tout ce qui dépend de la tyrannie de la coutume, & de cet inftinct qu'on nomme goût; voilà fur quoi il y a mille opi nions, & point de règles générales ; qu'il ne fuffit pas, pour connoître l'Epopée, d'avoir lu Virgile & Homère (1), c'est-à-dire, les trois plus beaux Poëmes qui exiftent; tandis qu'il n'y en a pas trois de ceux qui ont été faits depuis qui méritent de leur être com parés, & qui ne fe font fauvés du naufrage, que pour avoir heureufement imité ces grands modèles. Que l'Iliade eft pleine de Dieux & de combais peu vraisemblables. Qu'Homère n'eft peut-être pas l'Auteur de tout cet ouvrage (2); absurdité avancée par

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Perraut, & foudroyée par Defpréaux. Que beaucoup de perfonnes préfèrent le Paradis perdu à l'Iliade, avec quelqu'apparence de raifon (1); quoiqu'au chapitre qui concerne Milton, l'Auteur dife que le Paradis perdu eft un ouvrage plus fingulier que naturel, plus plein d'imagination que de graces, & de hardieffe que de choix, dont le fujet est tout idéal & qui femble n'être pas fait pour l'homme (2). Dites-moi donc file Paradis perdu n'eft pas fait pour l'homme, pour qui fera faite l'Iliade, à laquelle on préfère le Paradis perdu?

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Quelle idée aurez-vous des connoiffances & du goût d'un Poëte prétendu épique, qui affure que le Clovis de Defmarets & la Pucelle de Chapelain font, à la honte des règles, conduits avec plus de régularité que l'Iliade. Que nous ne connoiffons parmi les Latins, ni parmi nous, aucun Auteur qui foit tombé fi bas qu'Homère, après s'être élevé fi haut, & que rien ne reffemble mieux à Homère que Shakespear (3;•

(1) Chapitre I.

(2) Chapitre IX.
(3) Chapitre II.

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