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trompe, nous aurons bientôt sur les bras une des | Odette et Esclarmonde riaient aux éclats, en voyant bandes de Seguin de Badefol. maître Arnaud qui avait beaucoup de peine à garder l'équilibre sur sa monture devenue presque fougueuse. La mule s'arrêta comme par instinct devant l'hôtellerie.

Je ne crains pas les routiers, dit le jongleur; s'il leur prend envie d'ouvrir mon escarcelle, ils y trouveront de la monnaie de singe (1). Quant à vous, seigneur Arnaud, je vous conseille de bien cacher vos écus d'or.

Je suis pauvre comme Job, vous le savez bien. Pourquoi craignez-vous tant les routiers? Parce qu'ils sont les ennemis de Dieu et de la sainte Eglise.

Et des vieux avares, qu'ils dévalisent quand ils en trouvent l'occasion, répondit le jongleur à voix basse.

Les cavaliers n'étaient plus qu'à quelques pas, et maître Arnaud détourna sa mule pour les laisser pas ser. Le chef retint son cheval fougueux et s'arrêta pour adresser quelques questions au vieillard.

Mon père, lui dit-il, sommes-nous loin de Montignac ?

Vous n'y arriverez pas ce soir, heau sire, à moins que la bête de l'Apocalypse, ou le dragon de quelque magicien, ne vous y transportent sur leurs ailes.

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Trouverons-nous bientôt une hôtellerie?

Aux pieds de la colline que vous voyez là-bas, dit le jongleur.

-Merci, beau jouvencel, répondit le routier ; nous y passeront la nuit, et si l'hôtelier récèle dans sa cave quelque vieille bouteille de vin de Périgord, je vous invite tous à venir boire à la santé de Seguin de Badefol.

Le cavalier piqua des deux, et son rapide coursier eut bientôt regagné l'espace que l'entretien de son maître avec le troubadour lui avait fait perdre. Le jongleur criait à tue-tête :

Maître Arnaud, ce palefroi fend l'air comme le fameux Bayard, lorsqu'il portait les quatre fils d'Aymon. Je donnerais toutes les mules du monde, et la peau de la vôtre, pour avoir le cheval blanc de l'intrépide Seguin de Badefol.

Jéhan, vous ne tremblez pas en prononçant le nom de ce mécréant?

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-Maître Arnaud, dit le jongleur, Grisonne est plus sage et plus prévoyante que nous; elle ne veut pas aller plus loin pour nous, le plus sûr parti est de coucher dans cette hôtellerie.

Comme vous voudrez, enfans, répondit le vieillard, et, à l'aide de Jéhan, il descendit de sa mule. Pendant qu'ils mettaient en ordre leur léger bagage, Seguin de Badefol, avec ses routiers, plusieurs gentilshommes, les consuls des villes voisines, qui se rendaient à Montignac pour assister à l'ouverture des états, banquetaient joyeusement dans la grande salle de l'hôtellerie. Le repas était bon, le vin excellent, et bientôt les têtes s'échauffèrent.

- Beaux sires, dit Seguin de Badefol, je suis étranger; j'arrive de Toulouse et je vais à Paris, chargé d'une mission auprès du roi de France. Je désire connaître l'état de nos provinces, et personne mieux que vous ne peut me donner des renseignemens circonstanciés sur le Périgord.

-Nos villes et nos campagnes sont menacées d'une nouvelle invasion des Anglais, répondit Pierre Salgues, premier consul de la ville de Périgueux.

-Je croyais que leurs bandes n'osaient plus paraître dans le pays où combattit Bertrand de Born.

Messire, dit le consul, le roi d'Angleterre a trouvé un puissant auxiliaire dans Archambaud Talleyrand, comte de Périgord, qui trahit la cause du roi de France.

-Talleyrand, répondit Seguin de Badefol, est un gentilhomme sans honneur, un chevalier sans courage, et timide comme une brebis; il s'introduit dans les familles, se déguise en bourgeois et séduit les jeunes bachelettes. Messires, le premier consul de Périgueux est-il parmi vous?

- C'est moi, s'écria Pierre Salgues.

Avant de quitter l'hôtellerie, je vous révèlerai un secret qui vous touche, dit Seguin de Badefol; maintenant, buvons à l'exaltation de la fleur-de-lys et à la mort du léopord.

Les paroles de Seguin de Badefol trouvèrent de nombreux échos dans la grande salle de l'hôtellerie; les coupes d'étain s'entrechoquèrent plusieurs fois, et tout le monde oublia que le lendemain les états du Périgord devaient ouvrir leurs séances dans le château de Montignac.

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Où sont les deux bachelettes, tes compagnes ? — Ici, mon terrible seigneur.

Eh bien! chante; nous te ferons largesse. Le troubadour prit sa mandore, et d'une voix forte et vibrante comme celle d'un jouvencel :

« Le Périgord est un riche pays, dit-il; ses plaines >> se couvrent chaque année de riches moissons; ses >> collines sont couronnées de pampres verts, le vin » qu'on y récolte pétille dans les coupes, donne du » courage aux chevaliers, et exalte l'imagination des » ménestrels. >>

« Les jeunes gens de Périgord, dit la jeune Esclar» monde, sont beaux et bien faits; leur adresse à la >> chasse est connue des bords de la Dordogne aux rives » de la Garonne : autrefois, lorsque Bertrand de Born >> combattait et chantait avec leurs pères, ils ne s'a>> musaient pas à poursuivre le lièvre timide, ils fesaient » la chasse aux Anglais, »>

« Si un jouvencel périgourdin me disait qu'il me >> chérit d'amour extrême, chanta la tendre Odette, >> je lui répondrais Beau jouvencel, je suis fille d'un >> troubadour qui fut écorché vif par les soldats du roi » d'Angleterre; apporte-moi trois têtes d'Anglais, et » je t'accorderai le don d'amoureuse merci. »>

«En Périgord, s'écria le vieillard, nobles et puis» sans seigneurs sont aussi nombreux que villages et >> moutiers. Les Talleyrand, les Taillefer, les Gontaut» Biron, les sires de Pons, de La Force, d'Hautefort, » de Fénélon-Salignac, de Rastignac, de Bourdeilles, >> peuvent montrer leurs blasons avec orgueil, et pour>> tant ils ne tirent pas l'épée du fourreau. L'indépen>> dance nationale est menacée, et ils s'amusent dans » leurs manoirs à voir courir leurs chiens et leurs fau» cons voler. En Périgord il y a quatre barons: Bour» deilles, Reynat, Biron et Mareuil, et ces quatres >> barons ne valent pas un soudard d'Angleterre quand >> il faut escalader un château fort et frapper d'estoc et >> de taille. »

>>

Misérable! s'écria le sire de Bourdeilles, qui ne put maîtriser sa colère quand il entendit les dernières paroles du troubadour.

Il voulait le frapper de son épée; Seguin de Badefol l'étreignit de ses bras, l'enleva de terre et lui dit : - Baron de Bourdeilles, est-il convenable que vous vous irritiez ainsi contre un vieillard!

- Il a insulté les quatres barons du Périgord.

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Le moment est favorable, s'écria-t-il en se redressant de toute la hauteur de sa taille gigantesque ; le chef de routiers, Seguin de Badefol, vient d'abandonner la cause des étrangers; il a offert ses services au roi de France, qui fera bon accueil à un si intrépide auxiliaire.

Si Seguin de Badefol venait combattre avec nous, s'écria Pierre Salgues, premier consul de la ville de Périgueux, nous pourrions facilement déjouer les projets et la trahison de notre comte Archambaud-Talleyrand.

Vous croyez, dit le chef de routiers.

Je le crois, répondit Pierre Salgues, en se penchant vers l'étranger, et lui parlant à voix basse : arbore notre étendard et conduis-nous à la victoire. Que dites-vous, seigneur consul!

Je te reconnais; tu es Seguin de Badefol.

Le routier porta la main à son épée, et sa première pensée fut de tuer le consul qui pouvait le trahir. Co mouvement n'échappa pas aux regards de Pierre Salgues.

Ne crains rien, dit-il au chef des routiers; personne ne saura par moi que tu es le terrible, le redouté Seguin de Badefol.

Pierre Salgues, répondit Seguin, je jure par les plaies du Christ que jamais ta maison de campagne ne sera dévastée par mes routiers.

Et le terrible Badefol inscrivit sur ses tablettes le nom du premier consul de Périgueux.

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Tu sais que j'ai à te révéler un secret qui te touche: suis-moi, nous avons besoin d'être seuls.

Pierre Salgues, magnétisé par les regards étincelans de Badefol, dominé par sa parole presque menaçante, suivit ses pas, plutôt pour obéir au chef des routiers que pour satisfaire sa curiosité. Seguin demanda à hôtelier une chambre bien close, et lorsqu'il eut fermé la porte derrière le consul de Périgueux, il ralluma les tisons presque éteints entassés dans le foyer.

-Nous sommes dans la chambre du baron de Reynat, dit Pierre Salgues.

Si dans ce moment le baron osait en franchir le seuil, il tomberait mort sous ma grande épée, répondit Badefol.

Les tisons brûlèrent bientôt de manière à répandre une assez vive clarté dans la chambre. Le routier se promenait à grands pas, et toutes les fois que l'ombre de sa taille gigantesque se dessinait sur la muraille, le consul de Périgueux sentait un frémissement involontaire parcourir ses membres. Badefol s'assit enfin dans un fauteuil de bois de chêne, remua les tisons, et frappant rudement sur l'épaule de Pierre Salgues, íl lui dit :

Consul de la ville de Périgueux, tu as une fille? - Oui, messire de Badefol.

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Son nom est Marguerite?

Oui, répondit le consul.

Tu l'as promise en mariage au fils d'un riche marchand d'Angoulême ?

· C'est vrai, dit le consul.

Tu crois que Marguerite est en sûreté dans ta maison de Périgueux ?

Mes serviteurs me sont dévoués.

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Au vieux Talleyrand! fit le consul.
Voici une preuve de cet infàme marché.

Le consul, à la lueur des tisons, lut cette lettre, scellée aux armes de la maison Archambaud-Talleyrand:

«Dans deux jours je serai à Périgueux; j'ai choisi >> le moment où les Etats de la province doivent se réu>> nir à Montignac : Pierre Salgues s'y rendra, et vous » n'aurez pas à craindre sa vigilance. Soixante écus >> d'or à chacun de vous, si vous me livrez Marguerite. » Le comte de Périgord. »>

De qui tiens-tu cette lettre? dit le consul, d'une voix que l'indignation rendait saccadée.

D'un de mes routiers.

Je te remercie, Seguin de Badefol.
Demain tu repartiras pour Périgueux ?

Non, j'irai à Montignac; et si le comte de Périgord ne s'y trouve pas pour présider les Etats, la colère me donnera des ailes, et je volerai auprès de ina fille pour la défendre contre son infàme ravisseur. Fasse le ciel que tu arrives assez tôt. Pourrai-je compter sur le secours de tes rou

tiers?

Si tu leur donnes trente écus d'or, ils te livreront le comte Archambaud-Talleyrand, pieds et poings liés. Le sommeil m'accable, j'ai besoin de repos; consul de Périgueux, laisse-moi dormir.

La tête du routier tomba sur le dos du fauteuil; il étendit vers le feu ses grandes jambes couvertes de lourds cuissards, il replia ses deux bras sur sa poitrine et s'endormit, armé de pied en cap. On eût dit Polyphème, couché dans son antre, ou un fabuleux géant plongé dans l'ivresse. Pierre Salgues, persuadé qu'il ne pourrait fermer l'œil à côté d'un si effrayant compagnon, sortit à petits pas, et rentra dans la grande salle de l'hôtellerie, où il trouva les autres convives assis près d'énormes brasiers, et attendant impatiemment le jour pour prendre la route de Montignac. Une demiheure avant l'aurore, chacun prit son bagage, fit seller son cheval, et se tint prêt à partir; la cavalcade sortit enfin de l'hôtellerie.

Les habitans de Montignac avaient pavoisé leurs maisons; les rues et les places étaient jonchées de fleurs; depuis neuf ans les Etats du Périgord ne s'étaient pas assemblés (1), et jamais le pays n'avait réclamé avec plus d'instances la réunion de ses représentans. La grande salle du château avait été disposée pour cette séance solennelle; les siéges du président et des quatre barons étaient recouverts de velours doré : au dessus du trône du président, flottait une bannière de soie blanche portant les armes du comte de Périgord, avec la devise des Talleyrand écrite en lettres d'argent: RÉ QUÉ DIOU. Rien que Dieu; c'est-à-dire, Dieu seul est plus grand, plus puissant que la maison d'Archambaud-Talleyrand. L'orgueil féodal pouvait-il s'exprimer avec plus d'arrogance, avec plus de témérité?

(1) Les états du Périgord devaient s'assembler régulièrement tous les neufs ans, sans préjudice de réunions plus fréquentes.

( Histoire d'Aquitaine, par Verneilh-Puiraseau. )

A midi, après la messe, qui fut célébrée par l'évêque de Sarlat, les représentans de la province entrèrent dans la grande salle. Le sénéchal cria d'abord à haute et intelligible voix que les Etats avaient été convoqués au nom du roi de France; puis le secrétaire appela tous les membres, chacun selon le rang qu'il devait occuper.

Messieurs les quatre barons, dit-il (1).

Et les barons de Bourdeilles, de Reynat, de Biron et de Mareuil marchèrent en tête de la noblesse; vinrent ensuite les seigneurs de Grignols, de Salignac, de Ribeyrac et de Mussidan: le vicomte de Gurzon, l'archevèque de Bordeaux, comme seigneur de Montravel, les évêques de Périgueux et de Sarlat, représentans du Clergé; enfin les seigneurs de Belvès et de Bigerroque. Le secrétaire appela ensuite les maires et consuls de Périgueux, de Sarlat, de Bergerac, et des autres villes principales, qui représentaient le tiers-état.

- Messeigneurs, et vous messieurs les maires et consuls, dit le secrétaire, les Etats du Périgord peu

vent entrer en délibération.

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Il est sans doute dans le château, répondit le se

crétaire. Le sénéchal donna ordre à deux sergens d'armes do chercher le comte, et de lui annoncer que les membres des Etats n'attendaient plus que lui. Les deux sergens revinrent quelques instans après, et annoncèrent au sénéchal que le comte était parti dans la nuit pour Périgueux, et ne reviendrait que dans trois jours. Les représentans de la province blàmèrent hautement la conduite du comte, et d'un commun accord il fut décidé que les barons de Mareuil et de Bourdeilles iraient à Périgueux pour hater son arrivée. Cet incident, qui retardait ainsi les opérations de l'assemblée, porta le trouble et la désolation dans l'ame de Pierre Salgues: il se souvint alors des révélations de Seguin de Badefol, et ne pouvant plus douter de l'exactitude des détails donnés par le routier, il courut à son hôtellerie, déterminé à partir à toute bride. Au détour d'une petite rue, il rencontra Badefol, qui regardait passer les évêques et les barons.

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Que s'est-il passé de nouveau ? s'écria Seguin, qu'il reconnut le premier consul de Périgueux. Dieu vous protège, messire de Badefol, répondit Pierre Salgues; je ne sais plus où donner de la tête. - Vous est-il survenu quelque malheur?

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imagina un singulier moyen de prévenir entre eux tout (1) Chacun des barons se qualifiait de premier baron: on conflit de préséance. Quand le greffier fesait l'appel nominal, il appelait collectivement MM. les quatre barons; et à la fin du procès-verbal, inscrivait leurs noms autour d'un cercle. Mais Brantôme rapporte qu'aux états tenus à Nontron en 1576, la question de préséance fut décidée, et les barons durent se placer dans l'ordre suivant: 1° Bourdeilles, 2° Biron, 30 Reynat, 4 Mareuil.

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:

Mon maître, lui dit-il, choisissez Bay art et Courtes-Oreilles nous porteront à Périgueux en moins de temps qu'il n'en faut à un moine pour réciter ses oraisons.

Je choisis Bayart, répondit Pierre Salgues.

- Vous vous connaissez en chevaux, mon maître, dit le routier en selle et partons.

Quelques minutes après, Seguin de Badefol et le premier consul de Périgueux étaient loin de la ville de Montignac.

Pendant qu'ils chevauchaient à franc étrier, Marguerite Salgues, seule dans la maison de son père, située près de la vieille tour de Vésone (1), lisait les poésies de Bertrand de Born. La fille du premier consul était une docte demoiselle, et un clerc de Montpellier l'avait initiée aux secrets de la poésie provençale; elle aimait les chants des troubadours, et pardessus tout ceux de Bertrand de Born. La fille d'un simple bourgeois comprenait mieux que les fières châtelaines l'honneur national, et toutes les fois qu'un cri d'indépendance se fesait entendre dans les provinces méridionales, il trouvait un écho dans son cœur. La journée était belle, et le påle soleil du mois de décembre dorait de ses rayons les mille couleurs des vitraux gothiques des fenêtres taillées en ogives. La chambre, élégamment meublée, annonçait l'ordre et l'aisance du riche bourgeois; Pierre Salgues était en relation avec les premiers négocians de Bordeaux, de Londres et d'Anvers, et il n'avait rien épargné pour embellir la demeure de sa fille unique. Le sablier s'était déjà vidé quatre fois; la troisième heure du jour sonnait à la tour de Saint-Froul, lorsque la vieille Marceline entra dans la chambre de sa jeune maîtresse et lui annonça qu'un gentilhomme demandait à lui parler:

-Mon père est absent, répondit Marguerite; dites à ce jeune seigneur qu'il m'est défendu de le recevoir. Marceline sortit et rentra quelques instans après :

-

Ma bonne maîtresse, dit-elle, le seigneur veut entrer de force, il vous apporte des nouvelles de votre père.

(1) Voir la Mosaïque du Midi, année 1837.

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