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Le 20 mars 1817, vers six heures du matin, un cadavre fut aperçu flottant sur les eaux de l'Aveyron; il était revêtu d'une redingotte bleu, d'un gilet noir et d'un pantalon brun. Le bruit causé par cette découverte se répandit bientôt et fit rumeur dans la ville de Rodez; l'autorité en fut instruite; elle se transporta sur les lieux, le corps fut amené sur le rivage, et l'on reconnut M. Fualdès.

M. Fualdès était un homme considérable dans le pays; tour à tour avocat, accusateur public, substitut du procureur-général, après avoir quitté ces fonctions, il avait conservé dans la vie privée l'influence que son intelligence et le souvenir de son rang lui avaient acquis. Madame Fualdès s'était toujours fait remarquer par une piété rare, et leur fils unique, reçu avocat, s'était richement établi dans le département.

A la vue des larges blessures que l'on remarquait à la gorge du cadavre. on ne put s'arrêter seulement à la pensée d'un suicide; il fut au contraire certain pour tout le monde, que M. Fualdès avait été assassiné et jeté dans l'Aveyron.

Mais on se demanda qui pouvait donc avoir commis ce crime? Comme on se trouvait à l'époque de ces réactions politiques qui signalèrent les premières années de la Restauration, quelques personnes semblè→ rent insinuer tout d'abord que M. Fualdès avait dû la mort à ses opinions et surtout à ses titres d'accusateur public, et plus tard de substitut près la cour d'assises; mais les esprits graves ne pouvaient accepter cette supposition invraisemblable, et durent chercher ailleurs la cause et en même temps les traces de l'assassinat.

On trouva, en effet, à l'angle de la rue du Terrail, la canne de M. Fualdès; dans une autre rue voisine, dans la rue des Hebdomadiers, un mouchoir fut encore découvert, et que l'on supposa avoir servi à baillonner la victime. Des perquisitions furent faites dans les maisons les plus mal famées de ses deux rues; on se livra particulièrement à des recherches minutieuses dans une maison habitée par la famille Bancal, mais aucun indice du crime ne fut découvert. Tout ceci s'était passé le 20 mars.

Cependant, cette maison, que nous appellerons la maison Bancal, bien qu'elle appartint à un autre propriétaire, n'en restait pas moins suspecte; et comme par instinct, chacun soupçonnait que le crime s'était accompli dans son sein.

Cette maison était habitée par la famille Bancal, composée de Bancal, de son épouse et de cinq enfans; un ancien soldat du train, Collard, y vivait en concubi nage avec la fille Anne Benoit. Les époux Palayret l'habitaient aussi, mais à une partie isolée et dans la cour. Bancal était un maçon, sans autre ressource que celle de son industrie, et sa maison était signalée comme un lieu de prostitution. De nouvelles perquisitions furent faites; l'on trouva des linges ensanglantés; on apprit que des joueurs de vielle avaient été entendus devant la maison Bancal depuis huit heures du soir jusqu'à onze, et peut-être pour couvrir le bruit qui avait dù se faire dans l'intérieur de la maison; puis, quelques propos attribués aux jeunes enfans Bancal furent répétés; tout cela suffit pour provoquer I arrestation de Bancal, de Rose Bruguière, sa femme,

de la fille ainée des époux Bancal, âgée de 19 ans, des époux Palayret et de Collard.

Cependant, la sollicitude publique n'était pas encore satisfaite, et s'obstinait à voir ailleurs encore l'auteur ou les auteurs principaux du crime.

M. Fualdès avait vendu quelques années auparavant le domaine de Flars, à M. de Seguret, pour une somme de 68,000 fr.

En septembre 1816, il avait reçu un à-compte de 16,000 fr.

En décembre, de la même année, il avait reçu 20,000 fr., en billets souscrits par l'acquéreur. Le 18 mars 1817, il avait encore reçu 24,000 fr. aussi en effets négociables.

Le 19 mars, (l'on voit que nous sommes au jour même de l'assassinat,) il avait négocié un effet de 2,000 fr. à M. Bastide-Gramond, banquier à Rodez. Ce même jour, vers huit heures du soir, M. Fualdès sortit en disant à son épouse: J'ai affaire, je sors. Ce fut le lendemain, comme nous l'avons dit, qu'on trouva son cadavre dans l'Aveyron.

Après ce qui s'était passé le 19, l'on devait attendre de Bastide quelques instructions utiles, et que son entrevue avec M. Fualdès aurait pu lui révéler. Mais Bastide ne dit rien de précis. Contre le témoignage même d'un grand nombre de personnes, il nia être venu le 19 à Rodez avant trois heures du soir; aussi, Bastide fut arrêté le 25 mars, et en même temps, un neveu de Bastide, Bessière Veynac; Anne Benoit, dont nous avons déjà parlé, le contrebandier Bach, Meissonnier, appartenant à une famille d'artisans, et le portefaix Bousquier, furent compris dans la même poursuite et emprisonnés comme Bastide ce même jour 25 mars.

Toutes ces arrestations avaient été provoquées par des bruits vagues, mais assez concordans entre eux par rapport à chacun des accusés. Comment tous ces noms se trouvaient-ils confondus dans une prévention commune; comment le banquier Bastide, comment M. Bessière Veynac, son neveu, jeune homme de 26 ans, riche, d'une jolie figure, d'une excellente réputation d'ailleurs, vont-ils se trouver unis, pour un assassinat, avec Bancal, avec Collard, le contrebandier? Le 28 mars, Bousquier va faire enfin à la justice des révélations qui vont éclaircir le mystère dont ce crime est entouré.

Le portefaix Bousquier demanda à être interrogé : il déclara que le 19 mars, à dix heures du soir, il avait été entraîné chez Bancal par le prévenu Bach, sous prétexte de charger une balle de tabac; mais entré dans la maison, il aperçut sur la table un gros paquet enveloppé et qu'il reconnut bientôt contenir un cadavre. Je voulus me retirer, dit-il, mais les assas→ sins étaient réunis autour de la table et me menacèrent de me donner la mort; je fus réduit à exécuter leurs ordres, et avec Bach, Bancal et Collard je transportai le cadavre de M. Fualdès dans l'Aveyron.

Bousquier, après cette déclaration, fut immédiatement confronté avec tous les accusés: il déclara les reconnaître tous pour les avoir vus dans la cuisine de la maison Bancal.

Cette double déclaration jeta la consternation parmi les accusés. Ils sentirent que cette révélation les livrait

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à la justice, et les mettait dans la nécessité de prouver ou leur alibi, ou leur innocence.

Les auteurs du crime pouvaient être connus, mais la cause ne l'était point encore: elle ne devait pas tarder a être découverte.

M. Fualdès le fils s'était rendu à Rodez pour venger l'assassinat de son père.

I apprit d'un domestique de son père que le 20 mars, le lendemain de l'assassinat, Jausion était entré dans le cabinet de M. Fualdès, et qu'il avait enfoncé un bureau.

Jausion était le beau-frère de Bastide, et déjà cette scale circonstance rattachait parfaitement les déclarations de Bousquier et celle du domestique de M. Fual

dès; on pût donc présumer qu'un vol avait été commis par Jausion, et que c'était là peut-être la cause de l'assassinat.

Jausion fut donc arrêté le 8 avril; cette nouvelle arrestation rembrunit singulièrement le tableau. Jausion était agent de change à Rodez, il appartenait à une famille considérable et alliée aux premières familles du département de l'Aveyron. Son père avait été conseiller au présidial de Rodez; Jausien avait, au moment du crime, un frère qui occupait les fonctions de maire, un autre frère desservait une des premières paroisses du diocèse.

Jausion était marié à une sœur de Bastide, et au moment où on l'accusait d'avoir enfoncé le bureau,

dans le cabinet de M. Fualdès, le 20 mars au matin, Mme Jausion, sa femme, et la dame Jausion, veuve Galtier, sa sœur, se trouvaient dans la maison de Fualdès; des soupçons de complicité s'élevèrent aussi contre elles, et elles furent également arrêtées.

La dame Galtier était cependant une femme respectable; veuve depuis trois années, elle avait survécu à son mari, après l'avoir entouré des soins les plus dévoués, pendant une longue et douloureuse maladie; elle lui avait sacrifié dans les veilles, sa jeunesse et sa beauté; après son veuvage, elle était venue à Rodez, pour veiller elle-même à l'éducation de ses enfans. Sa piété était extrême, et c'est par suite de leur conforinité de mœurs et d'habitudes religieuses que des relations intimes s'étaient établies entre elle et Mme Fualdès. Mme Galtier entra dans les prisons avec une grande résignation.

Déja, comme on le voit, l'assassinat de M. Fualdes avait provoqué l'arrestation de nombreux accusés. Il avait semblé que le soupçon, vague dès l'origine, s'était successivement étendu; que de Bancal, de Collard, assassins obscurs il avait grandi jusqu'à Bastide, jusqu'à Bessière Veynac. jusqu'à Jausion, et qu'il menaçait

d'embrasser tous les membres de ces deux familles.

Mae Manzon était âgée de 33 ans; elle appartenait à une famille distinguée du département de l'Aveyron. M. Enjelraud, son père, avait été lieutenant-criminel, et il était, à l'époque du crime, juge au tribunal de Rodez et président de la Cour prévôtale de l'Aveyron. Mme Manzon avait deux frères: l'un était maire de la commune de Colombier, l'autre avait été capipitaine de la vieille garde.

Comment Mme Manzon se trouvait-elle dans la maison Bancal le 19 mars, à dix heures du soir? On le comprendra peut-être avec la connaissance de son caractère et de ses habitudes.

:

Mme Manzon vivait séparée de son mari c'était une femme vive, mobile, pleine d'imagination, à la répartie prompte et toujours spirituelle, d'une physionomie expressive, et avec tout cela négligée dans sa toilette, facile dans ses rapports, et passant d'ailleurs pour avoir des habitudes équivoques. Sa présence dans la maison Bancal ne pouvait facilement s'avouer; aussi l'on comprend la répugnance qu'elle avait dú éprouver à faire des révélations ou seulement des confidences sur ce point. Cependant, la vivacité de madame Manzon, son esprit romanesque, son goût pour les événemens extraordinaires, la portaient à laisser percer la part qu'elle avait eue dans la scène du 19 mars; c'est ce qu'elle fit en effet elle confia à un officier, nommé Clémandot, des particularités que celui-ci s'empressa de venir rapporter à l'autorité.

Le 29 juillet, M. Clémandot se présenta chez M. le Préfet de Aveyron, et lui déclara que la veille, 28

Le 8 avril, la prévention retenait donc dans les prisons de Rodez quinze accusés, dont nous devons réunir les noms maintenant afin de raconter avec clarté toutes les parties de ce procès. Cétaient: 1o Bancal; 2° Rose Bruguière, épouse Bancal sa femme; 3° La fille aînée des époux Bancal, âgée de 19 ans; 4 et 5o les mariés Palayret; 6o Collard; 7° Anne Be-juillet, il était à la promenade avec me Manzon, et noit; 8° Bastide; 9 Bessière Veynac; 10° Bach, le contrebandier; 11° Meissonnier; 12° le portefaix Bousquier; 13 Jausion; 14° la dame Jausion; 15° la dame veuve Galtier.

L'instruction se continua en cet état; divers incidens s'élevèrent, qui apportèrent quelque retard au jugement du procès, mais l'ouverture des débats fut enfin fixée au 18 août 1817.

Cependant, au milieu de tous ces débats, un bruit étrange circulait. Tout le monde, à Rodez, murmurait que M. Fualdès avait été enlevé dans la rue des Hebdomadiers par des hommes masqués; qu'ils l'avaient emporté dans la cuisine de la maison Bancal, que là on l'avait contraint à signer des papiers, qu'après cela, il avait été étendu sur la grande table dressée au milieu de la cuisine; qu'il avait été baillonné et égorgé, et que son sang avait été recueilli dans un baquet. Cette scène affreuse aurait été vue, disait-on, par une dame qui n'avait pris aucune part au crime, mais qui se serait rencontrée par hazard dans la maison Bancal. Une fois cette conjecture répandue dans la ville, tous les esprits s'y attachèrent d'autant plus, qu'un témoin semblable devait dissiper toutes les incertitudes, et signaler sans aucun doute les coupables à la justice.

Mais ces suppositions vagues ne se confirmaient pas; on ne pouvait soupçonner même ce témoin si important, et le jour de l'ouverture des débats approchait sans qu'on eût pu saisir aucun document certain.

Tout-à-coup, le bruit se répand que ce témoin révèle lui-même le secret qui circulait sourdement, et ce témoin c'est madame Clarisse Manzon.

que sur plusieurs questions réitérées qu'il lui fit, cette dame lui avoua: «Que c'était elle qui le jour du mal» heureux événement avait donné rendez-vous à un » jeune homme de la campagne, qu'elle ne nomma » pas, et avec qui elle disait avoir quelques rapports » dintérêt; qu'étant arrivée dans la maison Bancal, » où elle attendait ce jeune homme, elle entendit du >> bruit, occasioné par plusieurs personnes qui se >> disposaient à entrer dans la maison; qu'alors la » femme Bancal la fit entrer dans un cabinet contigu » à la cuisine et l'enferma à clef; qu'elle entendit qu'on » prévenait ceux qui venaient d'entrer qu'il y avait » dans cette pièce une personne enfermée; qu'on dé» libéra sur ce qu'on devait faire d'elle; que la frayeur » où cet accident la jeta l'empêcha de rien comprendre » de tout ce qui se disait, mais qu'elle connut bien que » ses jours étaient en danger; qu'après beaucoup de » bruit, qui n'a pu lui laisser aucun doute qu'il venait » de se commettre un crime affreux, on l'avait faite » sortir en lui disant qu'on lui accordait la vie sous le >> sceau du plus grand secret; mais que si jamais il >> lui échappait le moindre mot sur ce qu'elle avait pû » voir et entendre, elle paierait de sa vie son impru» dence. Mme Manzon avait de plus ajouté, qu'elle » était certaine qu'il y avait encore deux individus » qu'elle ne connaissait pas et qui n'étaient pas encore » arrêtés (le 9 juillet ) et qui jouaient un grand rôle » dans cette affaire; qu'elle ne connaissait pas Bas» tide, et qu'elle ne pouvait dire s'il y était; qu'elle >> connaissait très-peu Jausion et qu'elle n'aurait pu le >> distinguer de son frère; qu'elle avait été mise hors » de la maison et reconduite par quelqu'un dont il lui

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>> fut impossible de reconnaître la figure dans l'état de >> trouble où elle était. »

Tel fut le rapport de M. Clemandot.

Ce rapport, fondé sur la déclaration de Mme Manon, témoin oculaire de la scène du 19 mars, concordait avec celui de Bousquier, mais n'expliquait rien encore. Bien qu'elle eût été en quelque sorte présente, Mme Manzon n'avait pas vu commettre le cime, et elle n'avait pas reconnu les assassins; mais neanmoins cette déposition devait faire espérer qu'on parviendrait bientôt à la découverte de la vérité complète.

Mme Manzon fut assignée et entendue immédiatement après M. Clémandot. Elle déclara ne rien savoir de ce qui s'était passé chez la Bancal le soir que l'assassinat de M. Fualdès fut commis. Elle nia être entrée dans la maison où le crime avait été accompli; elle nia avoir fait à M. Clémandot aucune communication.

Cette contradiction si formelle entre Mme Manzon et M. Clémandot, ne fit que fortifier l'opinion, déja universellement répandue, que Mme Manzon avait tout vu.

Le 30 juillet, ces deux témoins furent mis en confrontation. M. Clémandot soutint avoir reçu les déclarations dont il avait parlé, Mme Manzon contesta avoir fait aucune confidence.

Le témoignage le plus important semblait donc vonloir s'effacer. On supposait à Mme Manzon un double motif pour rétracter l'aveu fait à M. Clémandot, avea dont toutes les présomptions confirmaient la sincérité; Mme Manzon ne voulait pas convenir, pour son honneur, de sa présence dans la maison Bancal, à dix heures du soir; et puis encore, on supposait qu'une autre cause plus grave devait motiver ses rétractations.

Le 31 juillet, M. Enjelraud, père de Mme Manzon, écrit à M. ie Préfet pour le prier d'interroger encore cette dame. L'interrogatoire eut lieu en effet, mais Mme Manzon assura connaître à peine M, Clémandot, et ne lui avoir jamais rien confié.

Après les dénégations du 31 juillet, on commençait à redouter le silence du témoin qui paraissait le mieux instruit, lorsque le lendemain, Mnie Manzon, obéissant toujours à sa mobilité d'esprit, écrivit à M. le Préfet qu'elle était prête à dévoiler un mystère impénétrable pour tout le monde; qu'elle dira la vérité, afin que la vie de ses frères ne soit plus en danger, et que son père n'ait pas à craindre de perdre sa fortune; elle consentit du reste à avoir une entrevue avec M, Clémandot.

L'entrevue eut lieu en effet devant M. le Préfet. Mme Manzon reconnut que cet officier n'avait réellement répété que ce qu'elle lui avait dit. Elle fit d'autres aveux qui suggérèrent l'idée de conduire Mme Manzon dans la maison Bancal; M. Enjelraud, son père, M. le Préfet, M. Julien, juge, l'y accompagnèrent. En entrant dans la cuisine où l'assassinat avait été consommé, elle fut saisie d'un évanouissement subit; mais lorsqu'elle eût repris ses sens, elle réitéra ses déclarations, et les circonstancia même de la manière la plus précise; elle sembla avouer, qu'au moment où le crime allait se commettre, elle avait été entraînée dans un cabinet contigu à la cuisine de la maison Bancal,

Le 2 août, après une conférence de huit heures, Mme Manzon compléta sa déclaration, qui concordait enfin avec celle de M. Clémandot.

Ce devait être donc un fait bien acquis à la justice, et Mme Manzon paraissait devoir être destinée à éclairer, au jour des débats, la scène affreuse du 19 mars, dans la cuisine de la maison Bancal, lorsque le même jour, et une heure après avoir fait sa déposition en présence du Préfet, Mme Manzon écrit à ce magistrat une lettre qui contenait les traces d'un grand désordre d'esprit, et dans laquelle, Mme Manzon rétractait tous

ses aveux.

Le 3 août, le lendemain, elle se rendit en hâte chez M. le Préfet, et là, avec son visage décomposé, ses cheveux épars, elle déclara qu'aucuue foi ne devait être ajoutée sa déposition du 2 août, et en même temps elle déposa une lettre qui contenait une protestation contre les aveux de la veille.

Les jours suivans, elle remit successivement plusieurs lettres dans le même sens; elle insinuait qu'il était vrai cependant qu'un témoin de son sexe s'était trouvé chez Bancal le 19 mars, et qu'elle ferait découvrir peut-être qui y était.

L'ouverture des débats approchait. M. Didier Fualdès, le fils de la victime, s'était constitué partie civile afin de pouvoir poursuivre lui-même les assassins de son père. Après quelque hésitation, le ministre de la justice avait laissé la décision de cette immense affaire à la Cour d'assises de l'Aveyron, et non à la Cour de Montpellier qui avait revendiqué le jugement du procès. soit à cause de son importance, soit pour le soustraire aux influences de localité qui menaçaient de s'agiter puissamment.

Le 14 août, les magistrats désignés pour composer la Cour d'assises arrivèrent à Rodez, C'étaient MM. Grenier, Sicard, de Lunarel, conseiller à la Cour royale de Montpellier, M. de Plantade et M. Marcel de Serres, conseiller-auditeur,

M. Juin de Siran, procureur-général, et M. de Castan, avocat-général, qu'une réputation brillante avait précédé, arrivèrent également le 14 août.

Le lendemain de son arrivée, la Cour, comme pour solenniser sa mission à Rodez, assista en robes rouges à la procession du 15 août.

La présence de ces magistrats à la cérémonie religieuse du 15 août, produisit une vive impression parmi le peuple.

Il les considéra avec une crainte et un respect qui s'augmentaient encore à la pensée de la tâche grave qu'ils venaient remplir.

Le 18 août, soit encore pour se préparer saintement à l'instruction des débats si graves qui allaient s'ouvrir, soit pour jeter plus d'éclat et de pompe sur ce procès, la Cour, en robes rouges, au milieu d'un nombreux cortége de fonctionnaires, de citoyens, et de soldats sous les armes, se rendit à la cathédrale, et assista à une messe du Saint-Esprit; après cette cérémonie, elle rentra processionnellement à la salle d'audience.

La salle avait été restaurée et agrandie de manière à pouvoir contenir la foule immense qui l'assiégea durant tout le cours des débats. Au dehors, la garde nationale et des troupes de la garnison occupaient les principales portes du palais de justice; au dedans,

plusieurs brigades de gendarmes surveillaient les accusés. Tout cet appareil entourait cette affaire d'une solennité extraordinaire; les dames, les fonctionnaires publics, les autorités militaires d'un rang supérieur, les juges, les jurés qui ne siégeaient point, et par dessus tout la curiosité publique si vivement excitée; le rang de certains des accusés, les variations si inexplicables de Me Manzon, fille d'un des premiers magistrats de Rodez, tout concourait à prêter à ces débats une physionomie animée et grave, et en fesait un de ces événemens judiciaires qui peuvent faire comprendre l'intérêt et la puissance d'attrait que les débats d'une Cour d'assises sont quelquefois capables d'inspirer.

La Cour était composée de MM. Grenier, Sicard, de Lunarel, de Plantade et Constans, ce dernier à la place de M. Marcel de Serres, récusé.

Le parquet se composait de M. Juin de Siran, procureur-général, de M. de Castan, avocat-général, de de M. Mainier, procureur du roi à Rodez.

Les accusés furent introduits; parmi eux ne figuraient point Bancal, qui était mort dans les prisons depuis son arrestation; Bessière Veynac, qui avait prouvé son alibi, hors de la maison Bancal, par des témoignages irrécusables, et les époux Palayret, qui avaient été reconnus étrangers au crime du 19 mars.

Les autres accusés, au nombre de dix, et qui avaient été isolés les uns des autres dans les prisons, se retrouvaient en présence devant ce public, et cet auditoire d'élite des tribunes. Lorsque les dames Galtier et Jausion aperçurent Jausion et Bastide, leur époux et leur frère, elles s'élancèrent dans leurs bras ; l'émotion la plus profonde se répandit dans la salle; madame Galtier surtout attirait tous les regards; ce ne fut qu'après quelques momens que les accusés prirent place.

On tira au sort les jurés ; parmi les douze désignés par le sort, on comptait huit maires, un receveur d'arrondissement, un percepteur, un membre du Conseil-général et un riche négociant.

Les jurés, après avoir prêté le serment voulu par la loi, s'assirent en face des accusés.

Après le premier silence qui accompagne les préliminaires exigés, M. Didier Fualdes se leva, et dit d'une voix émue et grave:

« Je déclare devant la justice, que c'est uniquement » dans l'intérêt des créanciers de mon père que j'ai » laissé former en mon nom une demande en domma» ges; j'assurerais à la Cour, par un acte formel, que » Lelles ont été mes intentions, si je ne savais pas que » la parole d'un honnête homme est suffisante. »>

M. le président prononça un discours qui analysait sommairement les faits et traçait à chacun la gravité de ses obligations.

Les audiences des 19 et 20 août furent consacrées à des auditions de témoins qui n'apportèrent aucune lumière sur la culpabilité des accusés. Ceux-ci nièrent obstinément, et prétendirent être tous innocens; Bousquier, seul, persista toujours à déclarer qu'il les avait tous vus chez la Bancal: il ajouta même qu'il croyait ́reconnaître Jausion; mais il ne put cependant rien affirmer sur ce point.

clara avoir entendu le 19 mars un joucur de vielle, des cris étouffés, et la marche pesante des individus qui portaient le cadavre.

Le 22 août, un autre témoin déposa que le 19 mars, vers trois heures du soir, traversant la place de la Cité, il avait vu l'accusé Bastide avec M. Fualdès; que le premier dit à celui-ci Ne manquez pas au moins de vous rendre ce soir à huit heures, et que M. Fualdès répondit: Soyez tranquille.

Après ce temoin, on appela Mine Manzon.

Un silence religieux s'établit dans l'auditoire : ce fut, disent les mémoires contemporains, un spectacle étonnant et terrible; et celui qui n'a pas assisté à cette scène ne pourra jamais comprendre jusqu'à quel degré d'émotion, d'anxiété, d'intérêt, peut s'élever une séance de Cour d'assises.

Mme Manzon parut vêtue d'une robe noire; elle portait au cou un grand collier noir; sa tète était couverte d'un chapeau de paille un peu jeté sur le côté, et d'un voile blanc qui cachait presque entièrement son visage.

Elle s'avança lentement et avec embarras vers son siége; tous les regards étaient fixés sur elle avec avidité. Elle s'assit aux premières questions d'usage, elle répondit d'une voix faible et voilée, et d'une manière évasive. M. le président demanda alors à Jausion s'il la connaissait; Jausion déclara ne point la connaître.

Mais alors Mine Manzon se leva dans une agitation extraordinaire; elle écarta son voile violemment, frappa du pied, regarda l'accusé en face, et s'écria: Pourquoi donc m'a-t-il saluée ?

Après cet éclat, Mme Manzon ne voulut répondre que d'une manière incomplète. Elle priait M. le président d'adresser aux accusés des questions qui semblaient avoir un sens mystérieux et qu'elle se refusait à expliquer; quand elle se tournait vers eux, elle frémissait; son corps était en proie à des convulsions : M. le maréchal-de-camp Desperrières vint lui prodiguer des soins; la main de Mme Manzon toucha la poignée de son épée. Elle se réveilla de son évanouissement, et s'écria d'une voix forte et avec un accent d'horreur Vous avez un couteau! Enfin, elle affirma n'être pas la femme qui se trouvait chez Bancal; mais quand on lui disait qu'elle connaissait du moins cette femme, elle retombait dans ses dénégations accoutumées; on ne put obtenir d'elle aucune réponse claire et de laquelle on pût tirer quelque induction positive. Après une longue déposition, elle fut ramenée aux bancs des témoins; là, elle écouta avec une grande attention. Quand on interrogea un de ses cousins, nommé Rodet, celui-ci dit que Mme Manzon savait plus de choses qu'elle n'en avait raconté à la justice, alors Mme Manzon s'écria de sa place: Il est incapable de mentir!

Il fut impossible de rien apprendre de Mme Manzon dans cette audience du 22 août.

Le lendemain, on entendit M. Clémandot, qui confirma sa déclaration faite à M. le Préfet.

Mme Manzon est de nouveau interrogée. Cette fois, Jausion et Bastide la sollicitent, la pressent de dire la vérité : Je n'ai jamais été chez Bancal, répondit-elle; je n'ai jamais rien dit à M. Clémandot. Mais Bastide A la séance du 21, on entendit un témoin qui dé-insiste, et lui dit que sa famille prendra l'engagement MOSAIQUE DU MIDI. 4 Année.

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