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trémité, chacun conclut que c'é toit un fupplice qui m'étoit en voyé par les juftes Dieux.

Ulyffe qui m'avoit engagé dans cette guerre,fut le premier à m'abandonner. J'ai reconnu depuis qu'il l'avoit fait, parce qu'il préferoit l'interêt commun de la Grece,& la victoire,à toutes les raifons d'amitié ou de bienfeance particuliere. On ne pouvoit plus facrifier dans le camp,tant l'horreur de ma playe, fon infection, & la violence de mes cris troubloient toute l'armée. Mais au moment que je me vis abandonné de tous les Grecs par les confeils d'Ulyffe, cette politique me parut pleine de la plus horrible inhumanité & de la plus noire trahison. Helas: j'étois aveugle, & je ne voyois pas qu'il étoit jufte que les plus fages hommes fuffent contre moi, de même que les Dieux que j'avois

irritez.

Je

Je demeurai presque pendant tout le fiege de Troye feul, fans fecours, fans efperance,fans foulagement, livré à d'horribles douleurs dans cette ifle deferte & fauvage, où je n'entendois que le bruit des vagues de la mer qui se brifoient contre les rochers. Je trouvai au milieu de cette folitude une caverne vuide dans un ro cher qui élevoit vers le Ciel deux pointes femblables à deux têtes. De ce rocher fortoit une fontaine claire. Cette caverne étoit la retraite des bêtes farouches,à la fureur defquelles j'étois expofé nuit & jour; j'amaffai quelques feuilles pour me coucher; il ne me reftoit pour tout bien qu'un pot de bois groffiérement travaillé, & quelques habits déchirez, dont j'enve loppois ma playe pour arrêter le fang, & dont je me fervois auffi pour la nettoyer. Là abandonné des hommes, & livré à la colere Tome II,

E

des

des Dieux, je paffois mon tems à percer de mes flêches les colom: bes & les autres oiseaux qui voloient autour de ce rocher.Quand j'avois tué quelque oifeau pour ma nourriture, il faloit que je me traînaffe contre terre avec douleur pour aller amaffer ma proye ainfimes mains me préparoient dequoi me nourrir.

Il est vrai que les Grecs en partant me laifferent quelque provi fion; mais elles durérent peu. J'allumois du feu avec des cailloux. Cette vie, toute affreufe qu'elle eft, m'auroit paru douce, loin des hommes ingrats & trompeurs, fi la douleur ne m'eût accablé, & fi je n'euffe fans ceffe repaffé dans mon efprit ma triste avanture, Quoi difois-je, tirer un homme de fa patrie, comme le feul homme qui puiffe venger la Grèce, & puis l'abandonner dans cette ifle deferte pendant fon fommeil : Car

ce

ce fut pendant mon fommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fur ma furprise, & combien je verfai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaiffeaux fendre les ondes. Helas! cherchant de tous côtez dans cette ifle fauvage & horrible, je n'y trouvai que la douleur.

En effet il n'y a ni port. ni commerce, ni hospitalité, ni homme qui y aborde volontaire, ment. On n'y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jettez, & on n'y peut efperer de focieté que par des naufrages; en core même ceux qui venoient en ce lieu, n'ofoient me prendre pour me ramener : ils craignoient la colere des Dieux & celle des Grecs. Depuis dix ans je fouffrois la dous leur, la faim, je nourriffois une playe qui me devoroit; l'efperance même étoit éteinte dans mon cœur,

E 2 Tout.

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Tout-à-coup revenant de chercher des plantes medecinales pour ma playe,j'apperçus dans mon antre un jeune homme beau & gra cieux, mais fier & d'une taille de Heros. Il me fembla que je voyoïs 'Achille, tant il en avoit les traits les regards & la démarche : fon âge feul me fit comprendre que ce ne pouvoit être lui. Je remarquai fur fon vifage tour enfemble la compaffion & l'embarras, il fut touché de voir avec quelle peine & quelle lenteur je me traînois. Les cris perçans & douloureux dont je faifois retentir les échos de tout le rivage, attendrirent fon

cœur.

O Etranger lui difois-je d'affez loin, quel malheur t'a conduit dans cette ifle inhabitée Je reconnois l'habit Grec, cet habit qui m'eft encore fi cher. O: qu'il me tarde d'entendre ta voix,& de trouver fur tes lévres cette langue

que

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