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rochers affreux. En même tems les vents fe tûrent, les doux zéphirs mêmes femblérent retenir leur haleine, toute la mer devint unie comme une glace, les voiles abatues ne pouvoient plus animer le vaiffeau, l'effort des rameurs déja fatiguez,étoit inutile; il fálut aborder en cette ifle,qui étoit plûtôt un écueil qu'une terre propre à être habitée par des hommes. En un autre tems moins calme on n'auroit pú y aborder fans un grand peril. Ces Pheaciens qui attendoient le vent, ne paroif foient pas moins impatiens que les

Salentins de continuer leur navigation. Telemaque s'avance vers eux fur ces rivages efcarpez.Auffi tôt il demande au premier hom me qu'il rencontre, s'il n'a point vû Ulyffe Roi d'Ithaque dans la maifon du Roi Alcinoüs.

Celui auquel il s'étoit adressé par hazard, n'étoit pas Pheacien; c'étoit

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c'étoit un étranger inconnu qui avoit un air majestueux, mais trifte & abatu : il paroiffoit rêveur,& à peine écouta-t-il d'abord la queftion de Telemaque; mais enfin il lui répondit: Ulyffe,vous ne vous trompez pas,a été été reçu chez le Roi Alcinous comme en un lieu où l'on craint Jupiter, & où l'on exerce l'hospitalité : mais il n'y eft plus,& vous l'y chercherez inutilement; il eft parti pour revoir Ithaque,fi les Dieux appaifez fouffrent enfin qu'il puiffe jamais faluer fes Dieux Penates.A peine cet étranger eut prononcé triftement ces paroles, qu'il fe jetta dans un petit bois épais fur le haut d'un rocher, d'où il regardoit attentivement la mer, fuyant les hommes qu'il voyoit, & paroiffant affligé de ne pouvoir partir. Telemaque le regardoit fixement: plus il le regardoit, plus il étoit émû & étonné. Cet inconnu, disoit-il à Mentor,

m'a

m'a répondu comme un hommi qui écoute à peine ce qu'on lu dit, & qui eft plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le fuis, & je fens que mon cœur s'intereffe pour cet homme, fans favoir pourquoi. Il m'a affez mal reçû. A peine a-t. il daigné m'écouter & me répondre. Je ne puis ceffer neanmoins de fouhai, ter la fin de fes maux.Mentor foû riant, répondit: Voilà à quoi fervent les malheurs de la vie,ils rendent les Princes moderez, & fenfibles aux peines des autres. Quand ils n'ont jamais goûté que le doux poifon des profperitez, ils fe croyent des Dieux, ils veulent que les montagnes s'applaniffent pour les contenter, ils comptent pour rien les hommes, ils veulent fe jouer de la nature entiere.. Quand ils entendent parler des fouffrances, ils ne favent ce que: d'eft: c'eft un fonge pour eux, ils Is

n'ont:

n'ont jamais vû la diftance du bien & du mal, l'infortune feule peut leur donner de l'humanité & changer leur coeur de rocher en un cœur humain. Alors ils fentent qu'ils font hommes, & qu'ils doivent ménager les autres hommes qui leur reffemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié, parce qu'il eft comme vous errant fur ce rivage; combien devrez-vous avoir plus de compaffion pour le peuple d'Ithaque, lorfque vous le verrez un jour fouffrir? Ce peuple que les Dieux vous auront confié comme on confie un troupeau à un Berger, fera peutêtre malheu reux par votre ambition, ou par votre fafte, ou par votre imprudence; car les peuples ne fouffrent que par les fautes des Rois, qui devroient veiller pour les empêcher de fouffrir.

L

Pendant que Mentor parloit ainfi, Telemaque étoit plongé

dans

dans la trifteffe & dans le chagrin, & il lui répondit enfin avec un peu d'émotion: Si toutes ces chofes font vrayes, l'état d'un Roi est bien malheureux: il eft l'efclave de tous ceux aufquels il paroît commander. Il n'est pas tant fait pour leur commander, qu'il est fait pour eux: il fe doit tout entier à eux, il eft chargé de tous leurs befoins; il eft l'homme de tout le peuple & de chacun en particulier. Il faut qu'il s'accommode à leurs foibleffes, qu'il les corrige en pere, qu'il les rende fages & heureux. L'autorité qu'il paroît avoir n'est pas la fienne; il ne peut rien faire ni pour fa gloire,ni pour fon plaifir: fon autorité eft celle des loix, il faut qu'il leur obéiffe pour en donner l'exemple à fes fujets. A proprement parler,il n'eft que le défenfeur des loix pour les regner; il faut qu'il veille & qu'il travaille pour les maintenir:

faire

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