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t'en reftera qu'un triste souvenir la vieilleffe languiffante & ennemie des plaifirs viendra rider ton vifage,courber ton corps,affoiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la fource de la joie, te dé goûter du prefent, te faire crain dre l'avenir, te rendre infenfible à tout, excepté à la douleur. Ce tems te paroît éloigné. Helas! tu te trompes,mon fils; il fe hâte, le voilà qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidité n'est pas loin de toi, & le prefent qui s'enfuit est déja bien loin, puisqu'il s'anean, tit dans le moment que nous par. lons,& ne peut plus fe rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, fur le prefent, mais foûtiens-toi dans le fentier rude & âpre de la vertu par la vûe de l'avenir. Prépare-toi par des mœurs pures & par l'amour de la Juftice, une place dans l'heureux féjour de la paix. Tu reverras enfin bientôt

ton

ton pere reprendre l'autorité dans Ithaque. Tu es né pour regner après lui: mais helas! ô mon fils que la Royauté eft trompeufe! quand on la regarde de loin, on ne voit que grandeur, éclat & délices: mais de près tout eft épineux. Un particulier peut fans deshonneur mener une vie douce & obfcure. Un Roi ne peut fans fe deshonorer préferer une vie dou ce & oifive aux fonctions péni bles du gouvernement; il fe doit à tous les hommes qu'il gouver ne, & il ne lui eft jamais permis d'être à lui-même. Ses moindres fautes font d'une confequence infinie, parce qu'elles caufent le malheur des peuples, & quelquefois pendant plufieurs fiecles: il doit réprimer l'audace des mé. chans, foûtenir l'innocence, dif fiper la calomnie. Ce n'eft pas affez pour lui de ne faire aucun mal, il faut qu'il faffe tous les biens L 3

pof

poffibles dont l'Etat a befoin. Ce n'eft pas affez de faire le bien pour foi-même, il faut encore empêcher tous les maux que les autres feroient, s'ils n'étoient retenus. Crains donc,mon fils, crains donc une condition fi périlleuse, armetoi de courage contre toi-même, contre les paffions, & contre les flateurs.

En difant ces paroles, Arcefius paroiffoit animé d'un feu divin, & montroit à Telemaque un visage plein de compaffion pour les maux qui accompagnent la Royauté. Quand elle eft prife,difoit-il,pour se contenter foi-même, c'est une monftrueuse tyrannie. Quand elle eft prise pour remplir fes devoirs & pour conduire un peuple inombrable, comme un pere conduit fes enfans, c'eft une fervitude accablante qui demande un courage & une patience heroïque. Auffi eft il certain que ceux qui

ont

oft regné avec une fincere vertu, poffedent ici tout ce que la puiffance des Dieux peut donner pour rendre une felicité complette. Pendant qu'Arcefius parloit de la forte, fes paroles entroient juf. qu'au fond du cœur de Telemaque; elles s'y gravoient comme un habile ouvrier avec fon burin grave fur l'airain les figures qu'il yeut montrer aux yeux de la plus reculée pofterité. Ces fages paroles étoient comme une flame fubtile qui pénétroit dans les entrailles du jeune Telemaque; il fe fentoit émû & embrase : je ne sçai quoi de divin sembloit fondre fon cœur au dedans de lui. Ce qu'il portoit dans la partie la plus intime de lui-même, le confumoit secrettement; il ne pouvoit ni le contenir, ni le fupporter, ni réfif ter à une fi violente impreffion. C'étoit un fentiment vif & délicieux, qui étoit mêlé d'un tour L4

ment

ment capable d'arracher la vie. Enfuite Telemaque commença à refpirer plus librement; il reconnut dans le visage d'Arcefius une grande reffemblance avec Laërte: il croyoit même fe reffouvenir confufément d'avoir vû en Ulyffe fon pere des traits de cette même reffemblance, lorsqu'Ulyf fe partit pour le fiege de Troye.

Ce reffouvenir attendrit fon cœur, des larmes douces & mêlées de joie coulérent de fes yeux; il voulut embraffer une perfonne fi chere; plufieurs fois il l'essaya inutilement. Cette ombre vaine échapa à fes embraffemens, comme un fonge trompeur fe dérobe à l'homme qui croit en jouir: tantôt la bouche alterée de cet homme dormant poursuit une eau fugitive; tantôt fes lévres s'agitent pour former des paroles que fa langue engourdie ne peut proferer; ses mains s'étendent avec effort

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