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de port à Mardick on a osé imprimer que le lord Bolingbroke, qui rédigea le traité, fit cette omission, gagné par un présent d'un million. On trouve cette lâche calomnie dans l'Histoire de Louis XIV, sous le nom de Lamartinière; et ce n'est pas la seule qui déshonore cet ouvrage. Louis XIV paraissait être en droit de profiter de la négligence des ministres anglais, et de s'en tenir à la lettre du traité: mais il aima mieux en remplir l'esprit, uniquement pour le bien de la paix; et, loin de dire au lord Stair qu'il ne le fit pas souvenir qu'il avait été autrefois le maître chez les autres, il voulut bien céder à ses représentations auxquelles il pouvait résister. Il fit discontinuer les travaux de Mardick au mois d'avril 1714 : les ouvrages furent démolis bientôt après dans la régence, et le traité accompli dans tous ses points.

Après cette paix d'Utrecht et de Rastadt, Philippe V ne jouit pas encore de toute l'Espagne : il lui resta la Catalogne à soumettre, ainsi que les îles de Majorque et d'Iviça.

Il faut savoir que l'empereur Charles VI, ayant laissé sa femme à Barcelone, ne pouvant soutenir la guerre d'Espagne, et ne voulant ni céder ses droits, ni accepter la paix d'Utrecht, était cependant convenu alors avec la reine Anne que l'impératrice et ses troupes, devenues inutiles en Catalogne, seraient transportées sur des vaisseaux anglais. En effet la Catalogne avait été évacuée; et Staremberg, en partant, s'était démis de son titre de vice-roi. Mais il laissa toutes les semences d'une guerre civile, et l'espérance d'un prompt secours de la part de l'empereur, et même de l'Angleterre. Ceux qui avaient alors le plus de crédit dans cette province se flattèrent qu'ils pourraient former une république sous une protection étrangère, et que le roi d'Espagne ne serait pas assez fort pour les conquérir. Ils déployèrent alors ce caractère que Tacite leur attribuait il y a si longtemps: « Nation intrépide, dit-il, » qui compte la vie pour rien quand elle ne l'emploie pas à >> combattre. »

La Catalogne est un des pays les plus fertiles de la terre, et des plus heureusement situés; autant arrosée de belles rivières, de ruisseaux et de fontaines, que la vieille et la nouvelle Castille en sont dénuées, elle produit tout ce qui est nécessaire aux besoins de l'homme, et tout ce qui peut flatter

ses désirs, en arbres, en blés, en fruits, en légumes de toute espèce. Barcelone est un des plus beaux ports de l'Europe, et le pays fournit tout pour la construction des navires : ses montagnes sont remplies de carrières de marbre, de jaspe, de cristal de roche; on y trouve même beaucoup de pierres précieuses. Les mines de fer, d'étain, de plomb, d'alun, de vitriol, y sont abondantes; la côte orientale produit du corail. La Catalogne enfin peut se passer de l'univers entier, et ses voisins ne peuvent se passer d'elle.

Loin que l'abondance et les délices aient amolli les habitants, ils ont toujours été guerriers, et les montagnards surtout ont été féroces; mais, malgré leur valeur et leur amour extrême pour la liberté, ils ont été subjugués dans tous les temps: les Romains, les Goths, les Vandales, les Sarrasins, les conquirent.

Ils secouèrent le joug des Sarrasins, et se mirent sous la protection de Charlemagne; ils appartinrent à la maison d'Aragon, et ensuite à la maison d'Autriche.

Nous avons vu que sous Philippe IV, poussés à bout par le comte duc d'Olivarès, premier ministre, ils se donnèrent à Louis XIII, en 1640 1. On leur conserva tous leurs priviléges; ils furent plutôt protégés que sujets. Ils rentrèrent sous la domination autrichienne en 1652, et, dans la guerre de la succession, ils prirent le parti de l'archiduc Charles contre Philippe V. Leur opiniàtre résistance prouva que Philippe V, délivré même de son compétiteur, ne pouvait seul les réduire. Louis XIV, qui, dans les derniers temps de la guerre, n'avait pu fournir ni soldats ni vaisseaux à son petit-fils contre Charles, son concurrent, lui en envoya alors contre ses sujets révoltés. Une escadre française bloqua le port de Barcelone, et le maréchal de Berwick l'assiégea par terre.

La reine d'Angleterre, plus fidèle à ses traités qu'aux intérêts de son pays, ne secourut point cette ville. Les Anglais en furent indignés; ils se faisaient le reproche que s'étaient fait les Romains, d'avoir laissé détruire Sagonte. L'empereur d'Allemagne promit de vains secours. Les assiégés se défendirent avec un courage fortifié par le fanatisme : les prêtres,

'Dans l'Essai sur les mœurs, etc., chap. CLXXVII.

les moines coururent aux armes et sur les brèches, comme s'il s'était agi d'une guerre de religion. Un fantôme de liberté les rendit sourds à toutes les avances qu'ils recurent de leur maître. Plus de cinq cents ecclésiastiques moururent dans ce siége les armes à la main. On peut juger si leurs discours et leur exemple avaient animé les peuples.

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Ils arborèrent sur la brèche un drapeau noir, et soutinrent plus d'un assaut. Enfin, les assiégeants ayant pénétré, les assiégés se battirent encore de rue en rue; et, retirés dans la ville neuve tandis que l'ancienne était prise, ils demandèrent encore en capitulant qu'on leur conservât tous leurs priviléges ils n'obtinrent que la vie et leurs biens (12 septembre 1714). La plupart de leurs priviléges leur furent ôtés; et de tous les moines qui avaient soulevé le peuple et combattu contre leur roi, il n'y en eut que soixante de punis: on eut même l'indulgence de ne les condamner qu'aux galères. Philippe V avait traité plus rudement la petite ville de Xativa dans le cours de la guerre on l'avait détruite de fond en comble 1, pour faire un exemple: mais si l'on rase une petite ville de peu d'importance, on n'en rase point une grande, qui a un beau port de mer, et dont le maintien est utile à l'État.

Cette fureur des Catalans, qui ne les avait pas animés quand Charles VI était parmi eux, et qui les transporta quand ils furent sans secours, fut la dernière flamme de l'incendie qui avait ravagé si longtemps la plus belle partie de l'Europe, pour le testament de Charles II, roi d'Espagne.

CHAPITRE XXIV.

Tableau de l'Europe, depuis la paix d'Utrecht jusqu'à la mort de Louis XIV.

J'ose appeler encore cette longue guerre une guerre civile. Le duc de Savoie y fut armé contre ses deux filles; le prince

'Cette ville de Xativa fut rasée en 1707, après la bataille d'Almanza, Philippe V fit bâtir sur ses ruines une autre ville qu'on nomme à présent San Felipe.

de Vaudemont, qui avait pris le parti de l'archiduc Charles, avait été sur le point de faire prisonnier dans la Lombardie son propre père, qui tenait pour Philippe V; l'Espagne avait été réellement partagée en factions; des régiments entiers de calvinistes français avaient servi contre leur patrie. C'était enfin pour une succession entre parents que la guerre générale avait commencé; et l'on peut ajouter que la reine d'Angleterre excluait du trône son frère, que Louis XIV protégeait, et qu'elle fut obligée de le proscrire.

Les espérances et la prudence humaine furent trompées dans cette guerre, comme elles le sont toujours. Charles VI, deux fois reconnu dans Madrid, fut chassé d'Espagne; Louis XIV, près de succomber, se releva par les brouilleries imprévues de l'Angleterre. Le conseil d'Espagne, qui n'avait appelé le duc d'Anjou an trône que dans le dessein de ne jamais démembrer la monarchie, en vit beaucoup de parties séparées : la Lombardie, la Flandre 1, restèrent à la maison d'Autriche; la maison de Prusse eut une petite partie de cette même Flandre, et les Hollandais dominèrent dans une autre ; une quatrième partie demeura à la France. Ainsi l'héritage de la maison de Bourgogne resta partagé entre quatre puissances, et celle qui semblait y avoir le plus de droit n'y conserva pas une métairie. La Sardaigne, inutile à l'empereur, lui resta pour un temps; il jouit quelques années de Naples, ce grand fief de Rome, qu'on s'est arraché si souvent et si aisément. Le duc de Savoie cut quatre ans la Sicile, et ne l'eut que pour soutenir contre le pape le droit singulier, mais ancien, d'être pape dans cette île, c'est-à-dire d'être, au dogme près, souverain absolu dans les affaires ecclésiastiques.

La vanité de la politique parut encore plus après la paix d'Utrecht que pendant la guerre. Il est indubitable que le nouveau ministère de la reine Anne voulait préparer en secret le rétablissement du fils de Jacques II sur le trône : la reine Anne elle-même commençait à écouter la voix de la nature par celle de ses ministres; et elle était dans le des

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On appelle généralement du nom de Flandre les provinces des Pays-Bas qui appartiennent à la maison d'Autriche, comme on appelle les sept Provinces-Unies la Hollande. (Note de Voltaire.)

sein de laisser sa succession à ce frère dont elle avait mis la tête à prix malgré elle.

Attendrie par les discours de madame Masham, sa favorite, intimidée par les représentations des prélats toris qui l'environnaient, elle se reprochait cette proscription dénaturée. J'ai vu la duchesse de Marlborough persuadée que la reine avait fait venir son frère en secret, qu'elle l'avait embrassé, et que, s'il avait voulu renoncer à la religion romaine, qu'on regarde en Angleterre et chez tous les protestants comme la mère de la tyrannie, elle l'aurait fait désigner pour son successeur. Son aversion pour la maison de Hanovre augmentait encore son inclination pour le sang des Stuarts. On a prétendu que, la veille de sa mort, elle s'écria plusieurs fois : Ah! mon frère ! mon cher frère! Elle mourut d'apoplexie, à l'âge de quarante-neuf ans, le 12 auguste 1714.

Ses partisans et ses ennemis convenaient que c'était une femme fort médiocre; cependant, depuis les Édouard III et les Henri V, il n'y eut point de règne si glorieux; jamais de plus grands capitaines ni sur terre ni sur mer; jamais plus de ministres supérieurs, ni de parlements plus instruits, ni d'orateurs plus éloquents.

Sa mort prévint tous ses desseins: la maison de Hanovre, qu'elle regardait comme étrangère et qu'elle n'aimait pas, lui succéda; ses ministres furent persécutés.

Le vicomte de Bolingbroke, qui était venu donner la paix à Louis XIV avec une grandeur égale à celle de ce monarque, fut obligé de venir chercher un asile en France, et d'y reparaître en suppliant: le duc d'Ormond, l'âme du parti du prétendant, choisit le même refuge. Harlay, comte d'Oxford, eut plus de courage c'était à lui qu'on en voulait : il resta fièrement dans sa patrie ; il y brava la prison où il fut renfermé, et la mort dont on le menaçait. C'était une âme sereine, inaccessible à l'envie, à l'amour des richesses, et à la crainte du supplice son courage même le sauva, et ses ennemis dans le parlement l'estimèrent trop pour prononcer son arrêt.

Louis XIV touchait à sa fin. Il est difficile de croire qu'à son âge de soixante et dix-sept ans, dans la détresse où était son royaume, il osât s'exposer à une nouvelle guerre contre l'Angleterre en faveur du prétendant, reconnu par lui pour

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