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touchons ici à ce que les métaphysiciens appellent l'absolu? Il faut s'expliquer sur ce point.

« Qu'est-ce que la connaissance? dit Schopenhauer 1. C'est d'abord et essentiellement une représentation. Qu'est-ce qu'une représentation? - Un phénomène cérébral très-complexe qui aboutit à la formation d'une image. Ces intuitions qui sont la base et la matière de toute autre connaissance, ne peuventelles pas être considérées comme la connaissance de la chose en soi? Ne peut-on pas dire l'intuition est produite par quelque chose qui est hors de nous, qui agit, et par conséquent qui est ? Nous avons vu que l'intuition, étant soumise aux formes du temps, de l'espace et de la causalité, ne peut donner par la même la chose en soi; que celle-ci doit être cherchée, non dans une connaissance, mais dans un acte; qu'il y a une voie intérieure qui, semblable à un souterrain, à une route secrète, nous introduit d'un seul coup, comme par trahison, dans la forteresse. La chose en soi ne peut être donnée que dans la conscience; puisqu'il faut qu'elle devienne consciente d'elle-même. Vouloir la saisir objectivement, c'est vouloir réaliser une contradiction. Mais qu'on remarque bien ce qui en résulte.

La perception interne que nous avons de notre propre volonté, ne peut en aucune façon nous donner une connaissance complète, adéquate de la chose en soi. Cela ne pourrait être que si la volonté nous était connue immédiatement. Mais elle a besoin d'un intermédiaire, l'intelligence, qui suppose elle-même un intermédiaire: le corps, le cerveau. La volonté est donc, pour nous, liée aux formes de la connaissance; elle est donnée dans la conscience sous la forme d'une perception et, comme telle, se scinde en sujet et en objet. La conscience se produit sous la forme invariable du temps,

1. Die Welt als Wille u. s. w. tom. II, ch. 18.

de la succession; chacun ne connaît sa volonté que par des actes successifs, jamais dans sa totalité. Chaque acte de volonté qui sort des profondeurs obscures de notre intérieur, pour arriver à la lumière de la conscience, représente le passage de la chose en soi au phénomène. C'est là du moins le point où la chose en soi se donne le plus immédiatement comme phénomène, se rapproche le plus du sujet connaissant. Et c'est en ce sens que la volonté est tout ce qu'il y a de plus intime, de plus immédiat, de plus indépendant de la connaissance, qu'elle peut être appelée la chose en

soi.

<< Mais si on se pose cette question dernière : « Cette volonté qui se manifeste dans le monde et par le monde qu'est-elle absolument et en elle-même ? » Il n'y a aucune réponse possible à cette question; puisque être connu est en contradiction avec être en soi, et que tout ce qui est connu est par là même phénomène. En d'autres termes, la volonté saisie sous la forme de la connaissance est par là même saisie comme conditionnée et cesse d'être la chose en soi.

<< Pour conclure, l'essence universelle et fondamentale de tous les phénomènes, nous l'avons appelée volonté, d'après la manifestation dans laquelle elle se fait connaître sous la forme la moins voilée; mais par ce mot nous n'entendons rien autre chose qu'une X inconnue en revanche, nous la considérons comme étant, au moins d'un côté, infiniment plus connue et plus sûre que tout le reste 1. »

1. Die Welt als Wille u. s. w. tom. II, ch. 25.

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CHAPITRE V

L'ART

I

Quelle sera la transition entre le monde de la volonté et le monde de l'art? Comment le philosophe de la nature se changera-t-il en maître d'esthétique ? C'est ici que Platon intervient. Le domaine de la représentation, tel que Kant l'a déterminé, et le domaine de la volonté, tel que Schopenhauer l'a décrit, le monde des phénomènes et le monde de la réalité sont rejoints l'un à l'autre par l'intermédiaire des idées platoniciennes, sorte de principes mixtes qui semblent participer de la volonté et de l'intelligence. La nature les a laissé entrevoir : « Dans les différents degrés de la volonté, nous avons déjà reconnu les idées platoniciennes, en tant que ces degrés sont les espèces déterminées, les propriétés primordiales, les formes immuables qui, soustraites au devenir, se manifestent en tous les corps, inorganiques ou organisés. Ces idées se manifestent dans d'innombrables individus auxquels elles servent de modèles. Mais la pluralité des individus est représentable seulement dans l'espace et le temps; leur origine et leur mort s'expriment par la loi de causalité, ils sont soumis, à la raison suffisante, dernier principe de toute individuation, et forme générale de la représentation. L'idée, au contraire, est soustraite à cette loi : chez elle, il n'y a ni pluralité, ni devenir. Tandis que les individus dans lesquels elle se manifeste sont

multiples, soumis à la naissance et à la mort, elle demeure immuable, une et identique, et la raison suffisante n'a pour elle aucun sens. Or, si la raison suffisante est la forme à laquelle est soumise toute connaissance du sujet, ou tant que ce sujet est individu, il en résulte que les idées doivent demeurer en dehors de sa sphère de connaissance. Les idées doivent-elles devenir objet de connaissance, cela ne peut être que par la suppression de l'individualité dans le sujet connaissant 1.» Les idées apparaissent ainsi dans la nature comme les symboles des espèces, les types sur lesquels se règle toute réalité. Tandis que la nouvelle méthode des sciences naturelles élimine les notions de genre et d'espèce, rompt les cadres des classifications logiques, et introduit le devenir sans limites dans l'univers vivant, Schopenhauer, pour arrêter ce flot perpétuel des choses qu'imaginait jadis Héraclite, asservit les phénomènes aux idées immuables, aux types spécifiques. Cette intervention des idées dans la nature même reșsemble déjà, si l'on peut dire, à une première esthétique qui rétablit l'ordre et l'harmonie parmi le chaos des êtres.

Mais comment attribuer aux idées une valeur toute platonicienne, dans une doctrine qui, pour premier objet, se propose de démontrer le caractère relatif et subjectif de l'intelligence? Il faut ici poursuivre l'analyse, et exposer que ces idées, loin d'être intellectuelles, loin de tomber, par conséquent, sous l'empire de la raison suffisante, se rapprochent plutôt de la volonté, de cette réalité que Kant appelle la chose en soi. Dans Platon même, les idées ne sont pas aperçues par l'entendement discursif, elles sont saisies par la raison intuitive et de là résulte entre Platon et Kant une similitude inattendue que Schopenhauer a justement signalée. « Ce que Kant appelle la chose en soi, le nou

1. Die Welt, tom. I, liv. III, 30.

que

mène, et ce que Platon appelle l'idée, ce sont deux concepts, non point sans doute identiques, mais voisins et distingués seulement par une nuance. Il est évident le sens intérieur des deux doctrines est le même; que toutes deux ne voient dans le monde visible qu'une apparence, une maya, comme disent les Indiens, qui en soi est comme un rien, et n'a de signification et de réalité que par ce qui s'exprime en lui, à savoir : la chose en soi de Kant ou l'idée de Platon; en un mot, le noumène, auquel les formes universelles et essentielles du phénomène, temps, espace, causalité, restent absolument étrangères. Kant nie immédiatement ces formes de la chose en soi. Platon les nie médiatement des idées, en ce qu'il exclut ce qui n'est possible que par ces formes: à savoir la pluralité, la naissance et la mort 1. » L'idée est ainsi rapprochée de la chose en soi que Schopenhauer appelle volonté, et l'on comprend alors comment elle échappe au caractère relatif et subjectif de l'intelligence. Est-ce à dire pourtant que l'idée soit soustraite à toute représentation et se confonde avec la volonté même? Schopenhauer ne le pense pas. « L'idée et la chose en soi, dit-il, ne sont pas absolument identiques : l'idée est plutôt l'objectivation immédiate et partant adéquate de la chose en soi qui est la volonté, mais la volonté non encore objectivée, non encore devenue représentative. Car la chose en soi doit, d'après Kant lui-même, être affranchie des formes imposées à la connaissance, et la faute de Kant est de n'avoir pas compté au nombre de ces formes le sujet comme objet, qui est la première forme et la plus générale de la représentation; il aurait ainsi enlevé expressément à sa chose en soi l'objectivité, ce qui l'aurait préservé de cette grande inconséquence de bonne heure découverte. L'idée platonicienne, au contraire, est nécessairement objet, connaissance, représentation,

1. Die Welt, tom. I, liv. III, 2 31, cité par M. Janet, Revue des cours littéraires, 19 décembre 1868.

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