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« Le monde est représentation. » Ce n'est certes pas là une vérité nouvelle. Elle se trouve dans les écrits des sceptiques et mieux qu'aucun autre Descartes l'a formulée. En posant son cogito, ergo sum, comme seul certain et en considérant préalablement l'existence du monde comme problématique, il a trouvé le point de départ essentiel et légitime, en même temps que le point d'appui vrai de toute philosophie: lequel est essentiellement subjectif et réside dans la conscience. Car celui-là seul est et reste immédiat; tout autre, quel qu'il soit, est médiat et conditionné, par suite dépendant. Aussi est-ce avec raison que Descartes est considéré comme le père de la philosophie moderne.

«Berkeley, en suivant la même route, alla plus loin, jusqu'à l'idéalisme proprement dit, c'est-à-dire jusqu'à reconnaître que ce qui est étendu dans l'espace, par conséquent le monde objectif, matériel, comme tel, existe simplement dans notre représentation; qu'il est faux et même absurde d'ajouter à la représentation une existence qui serait en dehors d'elle et indépendante du sujet connaissant, de supposer une matière existant par elle-même. Tel est le service rendu par Berkeley à la philosophie, service immense, quels qu'aient pu être ses défauts par ailleurs.

<< Bien avant Berkeley et Descartes, une école de l'Inde, la philosophie Védanta, attribuée à Vyasa, avait reconnu ce principe fondamental; car sa doctrine consistait non à nier l'existence de la matière, c'est-à-dire de la solidité, de l'impénétrabilité, de l'étendue (ce qui serait une véritable folie); mais à corriger à cet égard la notion populaire et à soutenir qu'il n'y a pas d'essence indépendante de la perception mentale; qu'exister et être perçu sont des termes convertibles 1.

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1. Die Welt als Wille und Vorstellung, tom. I, liv. I, § 1 et tom. II, chap. 1er.

Mais cette vérité : le monde est ma représentation, est une vérité incomplète. Elle a besoin d'être complétée et elle le sera plus tard par une vérité qui n'est pas aussi immédiatement certaine que celle dont nous parlons ici, mais à laquelle nous pouvons être conduits par une recherche plus profonde, par une séparation du dissemblable et une synthèse de l'identique, - cette vérité est : Le monde est ma volonté.

Bornons-nous ici à l'étude de la première proposition, le monde étant, pour un moment, supposé un simple objet de connaissance, indépendant de toute activité volontaire ou autre. Nous devons d'abord faire remarquer, car Schopenhauer y tient beaucoup que son point de départ est un fait concret: la représentation. Il ne part ni du sujet ni de l'objet; mais de la représentation qui les contient et les suppose tous les deux; car la division en sujet et en objet est sa forme primitive, générale et essentielle. « C'est là ce qui distingue ma méthode de tous les autres essais philosophiques, lesquels partaient ou du sujet ou de l'objet et cherchaient à expliquer l'un par l'autre, en s'appuyant sur le principe de raison suffisante; tandis que je soustrais à son empire le rapport de sujet à objet, et que je ne lui laisse que l'objet 1. » — Les systèmes qui sont partis de l'objet avaient pour problème l'ensemble du monde perçu et son ordre; et ils ont essayé de l'expliquer de diverses façons: soit par la matière, comme les purs matérialistes; soit par des concepts abstraits, comme Spinoza et les Eléates; soit par une volonté, guidée par l'intelligence, comme les scolastiques (création ex nihilo). De tous ces systèmes, le plus conséquent et le plus large est le matérialisme

1. Die Welt u. s. w., tom. I, 87. Cela veut dire que Schopenhauer considère le monde objectif comme régi par la loi de la causalité; mais qu'il n'admet pas qu'entre le sujet connaissant et l'objet connu, il y ait un rapport de causalité.

pur. Il n'en repose pas moins sur une absurdité fondamentale qui consiste à vouloir éclaircir le sujet par l'objet, à essayer d'expliquer ce qui nous est donné immédiatement par ce qui nous est donné médiatement. Point d'objet sans sujet, tel est le principe qui infirme à jamais tout matérialisme. « Des soleils et des planètes sans un oeil qui les voie, sans une intelligence qui les comprenne, cela peut bien se dire en paroles; mais ces paroles sont pour la représentation, comme serait du fer en bois. » Ceux qui sont partis du sujet n'ont pas mieux réussi. Le plus bel exemple qu'on en trouve est dans J. Fichte. Pour lui, en vertu du principe de raison suffisante, considéré « une vérité éternelle, » le moi est la base du non-moi, du monde, de l'objet, qui est sa conséquence, son œuvre. Mais ce principe, « vérité éternelle » qui régnait sur les dieux anciens, n'est qu'un principe relatif, conditionné, valable seulement dans l'ordre des phénomènes, et auquel on ne donne une valeur absolue que par une illusion complète de l'esprit.

Si le seul point de départ légitime est la représentation et si le monde est ma représentation, il en résulte que la théorie vraie de la connaissance est le pur idéalisme. « Ce qui connaît tout et n'est connu de rien est le sujet : il est, comme tel, le support du monde (der Träger der Welt). » A première vue, sans doute, il peut paraître certain que le monde objectif existerait réellement, même s'il n'existait aucun être connaissant. Mais si on essaie de réaliser cette pensée et qu'on cherche à imaginer un monde objectif sans sujet connaissant, il arrive que ce qu'on réalise est juste le contraire de ce qu'on a en vue; ce monde imaginé existant dans le sujet même de la connaissance, dans ce sujet qu'on a voulu exclure. Le monde tel que nous le percevons est évidemment un phénomène cérébral (ein Gehirnphaenomen); par conséquent il y a une contradiction impliquée dans l'hypo

thèse que, comme tel, il puisse être indépendant de tous les cerveaux.

Cette dépendance où est l'objet par rapport au sujet, constitue l'idéalité du monde comme représentation. Notre corps lui-même, en tant que nous le connaissons comme objet, c'est-à-dire comme étendu et agissant, n'est qu'un phénomène cérébral, qui n'existe que dans l'intuition de notre cerveau. L'existence de notre personne ou de notre corps, comme quelque chose d'étendu et d'agissant, suppose un sujet connaissant. Puisque son existence réelle est dans l'appréhension, dans la représentation, il n'a d'existence réelle que pour un sujet connaissant.

Au reste, pour bien comprendre l'existence purement phénoménale du monde extérieur, représentonsnous le monde sans aucun être animal, c'est-à-dire sans aucun être connaissant. Le monde par suite est sans perception. Qu'on s'imagine qu'il sorte du sol une grande quantité de plantes, très-serrées les unes près des autres. Sur elles agissent la lumière, l'air, l’humidité, l'électricité, etc. Maintenant élevons par la pensée de plus en plus la propriété qu'ont les plantes d'être impressionnables à ces agents; nous arrivons par degré à la sensation et finalement à la perception; (car l'observation intérieure comme les données anatomiques nous conduisent à conclure que l'intelligence n'est qu'une disposition de plus en plus haute à recevoir les impressions du dehors). Aussitôt le monde apparaît, se représentant dans le temps, l'espace et la causalité. Mais en apparaissant il continue d'être purement et simplement le résultat de l'action des influences extérieures sur l'impressionnabilité des plantes 1.

Ce serait cependant mal comprendre cette doctrine que de croire qu'elle nie la réalité du monde au sens

1. Parerga und Paralipomena, tom. II, § 33.

vulgaire du mot. « Le véritable idéalisme est non pas empirique, mais transcendantal. Il laisse intacte la réalité empirique du monde; mais il soutient que tout objet, même l'objet réel, empirique, est conditionné par le sujet de deux façons: 1° matériellement; ou comme objet en général, puisqu'un être objectif n'est pensable que par opposition avec un sujet dont il est la représentation; 2° formellement; puisque le mode d'existence de l'objet, c'est-à-dire de sa représentation (temps, espace, causalité) vient du sujet, est prédisposé dans le sujet. » Cet idéalisme procède non de Berkeley, mais de l'analyse de Kant.

Schopenhauer a employé son talent d'écrivain à prendre et reprendre sous vingt formes la thèse de l'idéalisme et il l'a quelquefois exposée avec beaucoup. d'originalité. Citons comme exemple un fragment que Lindner et Frauenstaedt nous ont conservé : « Deux choses étaient devant moi, deux corps, pesants, de formes régulières, beaux à voir 1. L'un était un vase de jaspe avec une bordure et des anses d'or; l'autre, un corps organisé, un homme. Après les avoir longtemps admirés du dehors, je priai le génie qui m'accompagnait de me laisser pénétrer dans leur intérieur. Il me le permit, et dans le vase je ne trouvai rien, si ce n'est la pression de la pesanteur et je ne sais quelle obscure tendance réciproque entre ses parties, que j'ai entendu désigner sous le nom de cohésion et d'affinité; mais quand je pénétrai dans l'autre objet, quelle surprise, et comment raconter ce que je vis? Les contes de fées et les fables n'ont rien de plus incroyable. Au sein de cet objet ou plutôt dans la partie supérieure appelée la tête, et qui, vue du dehors, semblait un objet comme tous les autres, circonscrit dans l'espace, pesant, etc., je trouvai quoi? le monde lui

1. Traduit par M. Challemel-Lacour. Le texte est dans les Memorabilien, p. 285.

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