Images de page
PDF
ePub

votre accueil si bienveillant m'a un peu troublé... Parce que je reviens ici, il me semble que tout Ꭹ doit revenir, que rien n'est changé tout est changé pourtant, messieurs, et bien changé! (Mouvement.) Il y a sept ans, nous n'entrions ici qu'avec inquiétude, préoccupés d'un sentiment triste, pesant; nous nous savions entourés de difficultés, de périls; nous nous sentions entraînés vers un mal que vainement, à force de gravité, de tranquillité, de réserve, nous essayions de détourner. Aujourd'hui nous arrivons tous, vous comme moi, avec confiance et espérance, le cœur en paix et la pensée libre. Nous n'avons qu'une manière, messieurs, d'en témoigner dignement notre reconnaissance : c'est d'apporter dans nos réunions, dans nos études, le même calme, la même réserve que nous y apportions quand nous redoutions chaque jour de les voir entravées ou suspendues. Je vous demande la permission de vous le dire: la bonne fortune est chanceuse, délicate, fragile; l'espérance a besoin d'être ménagée comme la crainte; la convalescence exige presque les mêmes soins, la même prudence que les approches de la maladie. Vous les aurez, messieurs, j'en suis sûr, Cette même sympathie, cette correspondance intime et rapide d'opinions, de sentiments, d'idées, qui nous unissait dans les jours difficiles, et nous a du moins épargné les fautes, nous unira également dans les bons. jours, et nous mettra en mesure d'en recueillir tous les fruits. J'y compte, messieurs, j'y compte de votre part, et n'ai besoin de rien de plus. (Applaudissements.)

Nous avons bien peu de temps devant nous d'ici à la fin de l'année. J'en ai eu moi-même bien peu pour penser au cours que je devais vous présenter. J'ai cherché quel serait le sujet qui pourrait se renfermer le mieux, soit

dans l'espace qui nous reste, soit dans le très-peu de jours qui m'ont été donnés pour me préparer. Il m'a paru qu'un tableau général de l'histoire moderne de l'Europe, considérée sous le rapport du développement de la civilisation, un coup d'œil général sur l'histoire de la civilisation européenne, de ses origines, de sa marche, de son but, de son caractère; il m'a paru, dis-je, qu'un tel tableau se pouvait adapter au temps dont nous disposons. C'est le sujet dont je me suis déterminé à vous entretenir.

Je dis de la civilisation européenne: il est évident qu'il y a une civilisation européenne; qu'une certaine unité. éclate dans la civilisation des divers États de l'Europe; qu'elle découle de faits à peu près semblables, malgré de grandes diversités de temps, de lieux, de circonstances; qu'elle se rattache aux mêmes principes, et tend à amener à peu près partout des résultats analogues. Il y a donc une civilisation européenne, et c'est de son ensemble que je veux vous occuper.

D'un autre côté, il est évident que cette civilisation ne peut être cherchée, que son histoire ne peut être puisée dans l'histoire d'un seul des États européens. Si elle a de l'unité, sa variété n'en est pas moins prodigieuse; elle ne s'est développée tout entière dans aucun pays spécial. Les traits de sa physionomie sont épars: il faut chercher, tantôt en France, tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne, tantôt en Espagne, les éléments de son histoire.

Nous sommes bien placés pour nous adonner à cette recherche et étudier la civilisation européenne. Il ne faut flatter personne, pas même son pays; cependant je crois qu'on peut dire sans flatterie que la France a été le centre, le foyer de la civilisation de l'Europe. Il serait excessif de prétendre qu'elle ait marché toujours, dans toutes

les directions, à la tête des nations. Elle a été devancée, à diverses époques, dans les arts, par l'Italie; sous le point de vue des institutions politiques, par l'Angleterre. Peut-être, sous d'autres points de vue, à certains moments, trouverait-on d'autres pays de l'Europe qui lui ont été supérieurs; mais il est impossible de méconnaître que, toutes les fois que la France s'est vue devancée dans la carrière de la civilisation, elle a repris une nouvelle vigueur, s'est élancée et s'est retrouvée bientôt au niveau ou en avant de tous. Non-seulement il lui est arrivé ainsi; mais les idées, les institutions civilisantes, si je puis ainsi parler, qui ont pris naissance dans d'autres territoires, quand elles ont voulu se transplanter, devenir fécondes et générales, agir au profit commun de la civilisation européenne, on les a vues, en quelque sorte, obligées de subir en France une nouvelle préparation; et c'est de la France, comme d'une seconde patrie, plus féconde, plus riche, qu'elles se sont élancées à la conquête de l'Europe. Il n'est presque aucune grande idée, aucun grand principe de civilisation qui, pour se répandre partout, n'ait passé

d'abord par la France.

C'est qu'il y a dans le génie français quelque chose de sociable, de sympathique, quelque chose qui se répand avec plus de facilité et d'énergie que dans le génie de tout autre peuple soit notre langue, soit le tout particulier de notre esprit, de nos mœurs, nos idées sont plus populaires, se présentent plus clairement aux masses, y pénètrent plus facilement; en un mot, la clarté, la sociabilité, la sympathie sont le caractère particulier de la France, de sa civilisation, et ces qualités la rendaient éminemment propre à marcher à la tête de la civilisation curopéenne.

Lors donc qu'on veut étudier l'histoire de ce grand fait, ce n'est pas un choix arbitraire ni de convention que de prendre la France pour centre de cette étude; c'est au contraire se placer, en quelque sorte, au cœur de la civilisation elle-même, au cœur du fait qu'on veut étudier.

Je dis du fait, messieurs, et je le dis à dessein: la civilisation est un fait comme un autre, fait susceptible, comme tout autre, d'être étudié, décrit, raconté.

Depuis quelque temps on parle beaucoup, et avec raison, de la nécessité de renfermer l'histoire dans les faits, de la nécessité de raconter: rien de plus vrai; mais il y a plus de faits à raconter, et des faits plus divers, qu'on n'est peut-être tenté de le eroire au premier moment; il y a des faits matériels, visibles, comme les batailles, les

[ocr errors]

y

guerres, les actes officiels des gouvernements; il y a des faits moraux, cachés, qui n'en sont pas moins réeis; il a des faits individuels, qui ont un nom propre; il y a des faits généraux, sans nom, auxquels il est impossible d'assigner une date précise, de tel jour, de telle année, qu'il est impossible de renfermer dans des limites rigoureuses, et qui n'en sont pas moins des faits comme d'autres, des faits historiques, qu'on ne peut exclure de l'histoire sans la mutiler.

La portion même qu'on est accoutumé à nommer la portion philosophique de l'histoire, les relations des faits entre eux, le lien qui les unit, les causes et les résultats des événements, c'est de l'histoire, tout comme les récits de batailles et de tous les événements extérieurs. Les faits de ce genre, sans nul doute, sont plus difficiles à démêler; on s'y trompe plus souvent; il est malaisé de les animer, de les présenter sous des formes claires, vives :

mais cette difficulté ne change rien à leur nature; ils n'en font pas moins partie essentielle de l'histoire.

La civilisation, messieurs, est un de ces faits-là; fait général, caché, complexe, très-difficile, j'en conviens, à décrire, à raconter, mais qui n'en existe pas moins, qui n'en a pas moins droit à être décrit et raconté. On peut élever sur ce fait un grand nombre de questions; on peut se demander, on s'est demandé s'il était un bien ou un mal. Les uns s'en sont désolés; les autres s'en sont applaudis. On peut se demander si c'est un fait universel, s'il y a une civilisation universelle du genre humain, une destinée de l'humanité, si les peuples se sont transmis de siècle en siècle quelque chose qui ne se soit pas perdu, qui doive s'accroître, passer comme un dépôt, et arriver ainsi jusqu'à la fin des siècles. Pour mon compte, je suis convaincu qu'il y a en effet une destinée générale de l'humanité, une transmission du dépôt de la civilisation, et par conséquent une histoire universelle de la civilisation à écrire. Mais, sans élever des questions si grandes, si difficiles à résoudre, quand on se renferme dans un espace de temps et de lieu déterminé, quand on se borne à l'histoire d'un certain nombre de siècles, ou de certains peuples, il est évident que, dans ces limites, la civilisation est un fait qui peut être décrit, raconté, qui a son histoire. Je me hâte d'ajouter que cette histoire est la plus grande de toutes, qu'elle comprend toutes les autres.

Ne semble-t-il pas, en effet, messieurs, que le fait de la civilisation soit le fait par excellence, le fait général et définitif, auquel tous les autres viennent aboutir, dans lequel ils se résument? Prenez tous les faits dont se compose l'histoire d'un peuple, qu'on est accoutumé à considérer comme les éléments de sa vie; prenez ses institu

« PrécédentContinuer »