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point éditeur de musique, je ne l'ai jamais été, et je ne puis me dispenser, en parlant du commerce de musique, de me rappeler cette sentence si judicieuse de J.-J. Rousseau, relativement à l'objection que lui avait faite Rameau sur son système de notation en chiffres: Chacun ne devrait juger que de son métier.

Je puis donc me tromper. Si je me trompe, qu'on me le dise.

Mais jusqu'à preuve du contraire, il me semblera évident que le commerce de musique se développerait en raison directe des musiciens qui surgissent partout, s'il était mieux réglé, si le prix de vente était plus en rapport avec le prix de revient.

Pourquoi n'en serait-il pas de la librairie musicale comme de la librairie littéraire et même scientifique, qui, en abaissant le prix des livres, les a mis à la portée des fortunes les plus modestes?

Pourquoi les œuvres qui sont plus particulièrement destinées à nourrir le cœur seraient-elles rendues plus difficilement accessibles aux masses que celles qui n'ont généralement pour but que de récréer l'esprit? Je sais qu'on a moins l'habitude d'avoir une bibliothèque musicale qu'une bibliothèque littéraire; mais cette habitude ne naîtrait-elle pas tout naturellement, si la musique était livrée au public à meilleur compte?

Depuis quelques années, en province surtout, les artistes, aussi bien que les simples amateurs, ont pris l'usage de louer la musique courante dont ils ont besoin, et de n'acheter absolument que la musique qu'on ne veut pas leur louer et dont ils ne peuvent se passer; mais cet usage, si funeste aux véritables intérêts des producteurs et des consommateurs, n'est-il pas né précisément de la cherté de la musique? On louait beaucoup de livres en France avant la révolution en librairie, qui a baissé tout d'un coup les livres de 7 fr. 50 c. à 2 fr. et même à 1 fr. Qu'est-il arrivé? Qu'on n'a plus loué de livres, qu'on les a achetés. Les cabinets de lecture se sont fermés, il est vrai, mais de nouvelles librairies se sont ouvertes, et tous les intéressés ont gagné à ce changement radical.

La question peut se résumer ainsi :

D'un côté le public attend que les éditeurs cotent la musique à des prix plus réguliers pour acheter toute celle dont il peut avoir besoin; d'un autre côté les éditeurs attendent pour baisser leur prix de vente que les consommateurs se montrent en plus grand nombre. Public et éditeurs pourraient ainsi attendre longtemps, et il appartient aux édi–

teurs de détruire ce cercle vicieux, en prenant l'initiative d'une réforme commandée aujourd'hui par des besoins étendus et sérieux.

L'abaissement du prix de la musique dans des proportions raisonnables, c'est-à-dire calculées sur le prix de revient en vue d'une vente plus étendue qu'elle ne l'a été jusqu'à ce jour avec le tarif actuel, servirait à la fois l'art, les musiciens et les marchands de musique. Ce commerce prendrait alors le caractère normal, régulier, sérieux qui lui a manqué, et provoquerait un bienfait incalculable, le goût des bibliothèques musicales particulières, tout en rendant inutile la location nuisible à la bonne éducation de l'art et aux intérêts de la spéculation.

En effet, les marchands de musique, en province surtout, ne mettent guère en location que deux espèces de musique instrumentale : la musique tombée dans le domaine public, et la musique de pacotille qu'on tire à cinquante exemplaires.

La bonne musique moderne, on cherche à la vendre, on ne la loue guère.

Or, comme la presque totalité des amateurs et des élèves loue la musique et ne l'achète pas, il en résulte que la mauvaise musique seule se répand, et que fatalement, sauf de rares exceptions, ce sont les bonnes compositions sur lesquelles on a le droit de compter et qu'il serait utile de vulgariser, qui restent méconnues dans les rayons de l'éditeur.

La location de la musique, sur les bases où elle est faite, me parait déplorable sous tous les rapports : c'est le ver rongeur du commerce de musique.

Les amateurs, en louant la musique et en ne l'achetant pas, font, à la vérité, une économie d'argent, mais ils pervertissent trop souvent leur goût par la lecture de productions indignes qui disparaîtraient avec la cause qui les a fait naître.

On édite sciemment de la mauvaise musique pour la location, comme on éditait jadis de mauvais romans pour les cabinets de lecture: cette musique, sans idée, sans orthographe, d'une vulgarité repoussante, a conquis dans presque tous nos départements le domaine de l'enseignement.

Certains éditeurs, qui la tiennent gratis des auteurs, qui sont même quelquefois payés par ceux-ci pour l'accepter, la vendent à tout prix aux marchands, expressément pour la louer. Il s'en débite à la livre.

Peu de personnes lisent suffisamment bien la musique pour l'apprécier au premier coup d'œil, sans l'entendre chanter ni jouer. Le commerce de musique est donc un commerce de confiance.

Je voudrais qu'il pût justifier toujours cette confiance, et qu'il ne fût pas plus permis d'empoisonner systématiquement notre goût public au moyen de drogues musicales, qu'il n'est permis d'empoisonner notre corps au moyen de drogues pharmaceutiques. Peut-être, après cela, suis-je trop exigeant.

Ah! certes, ce n'est pas avec ce genre de musique et le régime intellectuel que suivent la plupart des personnes qui se destinent à la carrière artistique, qu'on peut espérer voir surgir de véritables maîtres de l'art. Il faut plus d'efforts et une direction plus intelligente des facultés de l'esprit pour mériter ce beau titre de maître, devenu banal tant il est prodigué.

Dans un livre tout à fait perdu pour le commerce, introuvable même à la Bibliothèque impériale, et qui a pour titre Archives de la Théologie catholique, j'ai lu les lignes suivantes que je livre à tous, puisque l'occasion se présente, et pour que chacun en fasse son profit: « Le vrai beau, le seul digne de la contemplation de l'âme, c'est le beau intelligible, celui qui représente clairement à l'esprit une vérité. Par conséquent, un artiste ne doit pas seulement posséder des organes parfaitement proportionnés, mais encore une imagination riche et de l'entendement; il doit saisir avec une certaine promptitude les proportions qui se trouvent entre les conceptions de l'esprit et les images sensibles. Et pour qu'il saisisse parfaitement les relations qui existent entre ces deux ordres de faits, il faut qu'il ait des notions exactes sur les idées, sur les jugements, sur la nature des produits de l'imagination; il lui faut souvent la faculté d'abstraire les qualités des objets sensibles, afin de les appliquer aux choses intelligibles. Ainsi cette simple métaphore: rectitude de la volonté, suppose que l'on connaît ce que c'est que la direction constante d'un mobile vers un but, que cette direction est la ligne droite, et que la volonté n'est droite qu'autant qu'elle est constamment dirigée vers la fin dernière. Cstte aptitude à saisir les relations entre le monde matériel et le monde intelligible, est, chez le philosophe, le fruit de la réflexion, de l'analyse, de l'étude; mais dans l'artiste il faut qu'elle opère, pour ainsi dire, sans travail et spontanément. Or, pour que l'artiste puisse s'approprier par voie d'abstraction ces images et les qualités qu'il aperçoit dans le monde extérieur,

il lui faut faire une étude complète de la nature physique et morale. » Entendez-vous, jeunes compositeurs, une étude complète de la nature physique et morale. Je reprends la citation:

L'histoire lui fournira des exemples, la mythologie des symboles et des allusions, la nature des emblèmes, la plante, une espèce de sympathie qui imitera la sensation, l'animal un commencement d'intelligence; le minéral soumis aux lois de l'abstraction lui rappellera l'affection qui unit les êtres entre eux, la force électrique surtout, se révélera à ses yeux étonnés comme le véhicule de la vie, le principe universel du mouvement et de la lumière. En somme, toutes les créations marquées du sceau de la sagesse divine lui présenteront des relations, des proportions; il les verra les unes dans les autres comme autant de miroirs. Ainsi une vraie et complète nature d'artiste est celle qui saisit les proportions et les rapports entre le monde sensible et le monde intelligible, et qui voit dans l'un et l'autre une image de la souveraine perfection. »

Qu'on me pardonne, à propos du commerce de musique, cette longue citation sur l'éducation propre à former de véritables artistes; mais J'avais parlé d'empoisonnement du goût public, il fallait signaler l'antidote.

Au reste, et pour être juste, il convient de mentionner quelques tentatives faites à Paris, en imitation de l'Allemagne, dans le but de livrer à des prix modiques, quoique suffisamment rémunérateurs, les œuvres des classiques du piano et quelques partitions d'opéra. M. Lemoine a eu l'honneur d'inaugurer chez nous ce nouveau système de vente, au moins pour une partie de la musique de son fonds d'éditeur. Encore quelques tentatives heureuses, et le commerce de musique, solidement basé sur de larges calculs, sera entièrement transformé, et on ne louera pas plus un morceau de musique pour le copier afin d'économiser le prix d'achat, qu'on n'emprunte un livre pour le transcrire à la main. Mais que les éditeurs français se hâtent, s'ils ne veulent voir les amateurs de musique s'approvisionner d'éditions allemandes pour le restant de leurs jours. L'Algérie n'a jamais été plus envahie de sauterelles que la France ne l'est en ce moment de partitions allemandes, trèsconvenablement gravées, du reste, supérieurement imprimées sur beau papier et à un prix si réduit qu'il eût paru impossible il n'y a pas dix ans.

Et maintenant, arrêtons-nous quelques instants dans cette classe 10, afin d'examiner la bibliothèque de chacun de nos éditeurs français de musique.

LES BIBLIOTHÈQUES FRANÇAISES DE LA CLASSE 10.

Il faut rendre un hommage tout particulier à la collection des opéras publiés en grande partition d'orchestre par la maison Brandus et Dufour. Depuis quelque temps, certains éditeurs ont adopté relativement à l'édition des grandes partitions d'opéra, un système plus favorable à leurs intérêts qu'à celui de l'art et des artistes. Ce système consiste à faire graver la partition d'orchestre pour la livrer exclusivement aux directeurs de théâtre moyennant un prix convenu et à ne jamais la mettre en vente. Cela équivaut, de la part de l'éditeur, à la délivrance d'un privilége. En effet, on ne saurait monter un opéra sans en avoir la partition d'orchestre, et par ce moyen l'éditeur se constitue le dispensateur de l'œuvre du compositeur auprès de tous les directeurs de théâtre, Français et étrangers. Il est des directeurs qui ont payé jusqu'à dix mille francs la location d'une partition d'opéra. Ils s'engagent, en en prenant livraison, à ne la communiquer à aucun autre directeur et à ne s'en servir que pour l'usage exclusif de leur troupe.

De ces arrangements il résulte deux choses: la première, c'est que les ouvrages modernes sont dérobés à la critique et à l'étude des jeunes compositeurs, qui ne peuvent plus les consulter; la seconde c'est que, pour se soustraire à un marché onéreux, quelques directeurs de théàtres, à l'étranger, ont fait orchestrer au rabais, par des musiciens sans nom et sans talent, des opéras dont le principal mérite, souvent, consistait dans l'orchestration. Exemple : Roméo et Juliette, de M. Gounod, qui a été réorchestré à New-York par un ménétrier et offert dans cet état au public de la grande cité impériale.

Sans aucun doute, le compositeur est maître absolu de son œuvre, et il peut faire avec un éditeur tous les traités possibles et même se refuser à ce que l'on grave la grande partition. Mais, au seul point de vue de l'intérêt de l'art et des artistes dont l'étude des partitions d'orchestre est la plus fructueuse des leçons, cette mesure est infiniment regrettable. Comment comprendre, aimer et admirer Meyerbeer, par exemple, si on n'étudie pas son orchestre, ce trésor incomparable de toutes les richesses de l'instrumentation? Meyerbeer sans orchestre, ce n'est plus Meyerbeer. Fort heureusement, aucune main jalouse n'est venue nous dérober ces mines d'inspiration, de goût et d'expérience, et toutes les œuvres du maître en grande partition figuraient dans la bibliothèque vraiment

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