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Ce qui est remarquable et ne doit cependant pas surprendre, c'est qu'en même temps le saint instituteur de la Mission, Vincent de Paul, tenait le même langage que le Général des Jésuites.

On lit dans sa Vie écrite par Abelly : « Aussitôt que la Constitution d'Innocent X eut été apportée en France, M. Vincent pensant en lui-même au moyen de tirer le fruit qu'on espéroit de sa publication, qui étoit la réduction et réunion des esprits qui s'étoient laissé surprendre au faux éclat de cette nouvelle doctrine, il s'avisa d'aller rendre visite aux Supérieurs de quelques maisons religieuses, et à quelques docteurs et autres personnes considérables, qui avoient témoigné plus de zèle en cette affaire, afin de les conjurer de contribuer en tout ce qu'ils pourroient de leur côté pour la réconciliation du parti vaincu. Il leur dit que pour cela il estimoit qu'il falloit se contenir et se modérer dans les témoignages publics de leur joie, et ne rien avancer en leurs sermons ni en leurs entretiens et conversations, qui pût tourner à la confusion de ceux qui avoient soutenu la doctrine condamnée de Jansenius, de peur de les aigrir davantage au lieu de les gagner. » Ainsi, on le voit, saint Vincent de Paul qui, comme les Jésuites', est décoré par Messieurs de Port-Royal du nom de persécuteur, partage aussi avec eux les mêmes intentions charitables de les éclairer, de les ramener aux doctrines saines et à la soumission à l'Église. Eux tous, ils ne voulaient pas tuer le malade, mais le guérir 2.

Pour se convaincre encore mieux que le seul désir de combattre l'erreur, de sauver les âmes, et non de persécuter les personnes, est le vrai but que se proposent les Jésuites dans leurs combats contre le Jansénisme, qu'on écoute de nouveau ce que disent les Supérieurs de l'Ordre dans le secret d'une Correspondance confidentielle.

Le 16 avril 1663, le Père Annat, confesseur de Louis XIV, écrivait au Père Oliva, Général de la Compagnie de Jésus, pour le consulter sur ce qu'il y avait à faire par rapport au Jansénisme. Nous donnerons textuellement sa lettre avec la réponse qu'y fit le Général. On va voir que le Père Annat, dont les Jansénistes ont

1. Vie de saint Vincent de Paul, par Abelly, chapitre XII. Il semblerait que le supérieur des Lazaristes ait copié (ce qui n'est certes pas) les paroles du Général des Jésuites. M. Olier, autre persécuteur, parlait de même.

2. Les intentions de Jansénius et de Saint-Cyran, à l'égard des Jésuites, étaient loin d'être aussi bienveillantes. Dans la lettre 124° de Jansenius à son ami, où il est parlé de la controverse entre Saint-Cyran et les Jésuites anglais sous le voile de l'allégorie, les Jésuites sont le malade ou le frénetique, Saint-Cyran est le médecin ; et à ce propos Jansénius dit crument et durement que le médecin a bien montré sa capacité; mais que la recette est malicieuse, y ayant du poison dedans pour tuer le malade. »

affecté de parler avec tant de mépris, s'exprime d'une manière pleine de prévoyance et de sens :

« Je soumets à Votre Paternité la résolution d'un problème qui nous occupe depuis longtemps: Est-il à propos d'écrire contre les Jansénistes? Les uns le nient et donnent pour raison qu'après la condamnation solennelle de cette doctrine, c'est devenu inutile; il peut être dangereux de les pousser à répondre à nos attaques; ils se tairont bientôt si on ne les agace pas. Les autres, au contraire, soutiennent, comme fait d'expérience, que les Jansénistes par notre silence, n'en deviendront que plus audacieux et plus impudents menteurs : loin d'apprendre à se taire par notre exemple, ils n'en seront que plus prompts à écrire contre nous par l'espoir de ne rencontrer aucune contradiction. Depuis trois ans personne des nôtres n'a écrit, que je sache, contre les Jansénistes: depuis ce temps ils ont publié une telle quantité de livres et de libelles que je pourrois à peine en faire le catalogue. Il y a peu de jours ils ont publié un Manuel qu'ils appellent catholique, dans lequel on se rit de la Constitution d'Innocent X; Alexandre VII n'est pas plus respecté; l'autorité du Saint-Siége apostolique, en matière de controverse, y est indignement traitée. Déjà avoient paru deux volumes sous le pseudonyme de Denys Raimond, et antérieurement encore deux traités intitulés: De la nouvelle hérésie des Jésuites, à l'occasion des thèses du Collège de Clermont; sept ou huit Lettres de quatre évêques qui favorisent le parti, etc. Je laisse de côté plusieurs ouvrages de ce genre; mais on ne peut s'imaginer combien les adeptes s'attachent à l'erreur, combien les Catholiques se trouvent ébranlés dans leurs croyances, quand la vérité se trouve ainsi sans défenseur, quand l'innocence de ceux qui l'avoient autrefois soutenue se trouve assaillie par les malédictions et les opprobres, et toujours impunément. Ils croiront avoir tout gagné par les gràces et la finesse de leur style, pourvu qu'il ne se rencontre aucune main qui vienne mettre leurs mensonges à nu.

«La condamnation de ces erreurs suffira pour les esprits soumis et dociles; mais pour les réfractaires, qu'arrivera-t-il si personne ne leur répond? On les punira; mais les châtiments ne sont point à notre disposition comme la réfutation; et d'ailleurs les ruses, les intercessions d'amis, rien ne manque pour détourner ces peines de dessus les coupables. J'ajouterai que les châtiments sont bien peu efficaces à changer les esprits, si de bonnes raisons ne viennent leur prêter secours.

« D'ailleurs la pratique constante de l'Eglise nous apprend que de tous temps,. l'erreur a rencontré des défenseurs de la vérité. Votre Paternité, qui a si longtemps pu étudier les écrits de> Saints Pères, sait s'ils ont combattu les hérétiques, même après leur condamnation; car il y a souvent bien loin de la condamna

tion au retour à la vérité. Le Concile de Trente a frappé les hérésies de Calvin, de Luther; s'ensuit-il que les travaux de Bellarmin, de Grégoire de Valentia, de Bécan, de Cotton, de Richeome, de Fronton du Duc..., sont travaux inutiles?

Mais n'est-il pas à craindre que les Jansénistes profitent de nos attaques pour écrire contre la Compagnie? Ils n'en écriront pas moins contre nous. Cette raison n'a pas empêché nos Pères de combattre l'erreur.

«Nos ennemis nous ont fait payer cher l'accroissement de la Compagnie; mais toutefois ils ne peuvent pas nous le contester; et après les attaques des Kemnitz, des Anti-Cotton, des Pasquier, des Arnauld, Marion, etc., nous voit-on encore sur pied, non sans peine, non sans douleur, non sans quelques contusions, mais soutenus et fortifiés par notre innocence et la bonté de notre cause. «Je conviens qu'il faut un grand discernement dans le choix de ceux qui doivent répondre aux ennemis de la vérité, une exactitude extrême à ne laisser rien échapper de répréhensible; mais enfin ces précautions sont faciles à prendre. D'après ce que je viens de dire, Votre Paternité saura quel est mon avis sur la matière en question. - François Annat. »

Sur quoi le Père Oliva répondit, le 14 mai 1663:

... Convient-il d'écrire contre les Jansenistes? - Je réponds qu'ici (à Rome) on n'approuve point de voir imprimer tant d'écrits, et que le silence est de beaucoup plus agréé que la plume. Toutefois cette considération ne me toucheroit pas au point de m'empêcher de préférer une généreuse défense de l'Église contre les hérétiques, entreprise par notre Société, à l'exemple de tous les Saints Pères, s'il n'y avoit danger qu'on ne nous imputât à nous-mêmes les maux que nous souffrons des écrits des adversaires et les troubles qu'ils excitent contre l'Église et contre la paix du royaume, et que ce reproche ne nous fût fait même auprès du Roi Très-Chrétien et par ses propres ministres. C'est à Votre Révérence surtout qu'il appartient de bien savoir ce qui en est sur ce point. Que si elle peut s'assurer que l'on ne sera désapprouvé ni par le Roi Très-Chrétien, ni par ses principaux ministres, et surtout par son excellent Chancelier, je ne m'oppose nullement que, sous les conditions que Votre Révérence a touchées, on ne puisse combattre contre les hérétiques 2.

1. Dans une lettre adressée au Père Castillon, Provincial de France, le Père Oliva disait la même chose : « Nos amis ici, les hommes prudents, n'approuvent pas qu'on écrive contre les Jansenistes; c'est, disent-ils, leur fournir l'occasion de soulever de nouvelles tempêtes. » (1er janvier 1663.) 2. Voici le texte latin :

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Expeditne scribere contra Jansenianos?

«Respondeo, hic non probari tot libros typis dari, et silentium longe gratius esse quam calamum. Quod tamen non me ita movet quin generosam Ecclesiæ defensionem, more Sanctorum Patrum omnium, contra hæ

On le voit, il ne s'agit pas ici d'attaquer personnellement les Jansénistes, mais bien de défendre l'Église et sa doctrine comme ont fait tous les Saints Pères ; et encore, courageusement, c'est-àdire, en s'exposant à être injuriés, baffoués, calomniés; et de plus, avec toutes les réserves de la prudence et de la sagesse chrétienne Cum his conditionibus quas...., sous les conditions ⚫ de discernement et d'exactitude que le Père Annat avait indiquées.

On objectera, peut-être, la conduite de certains Jésuites qui se sont laissé emporter par un zèle amer, exagéré, imprudent. Nous répondons que les fautes de quelques particuliers ne doivent pas ètre mises en parallèle avec la volonté bien connue des chefs de l'Ordre et des principaux membres qui gouvernent et représentent la Compagnie. Comment est-il possible que dans une Société qui comptait plus de 5000 prêtres capables de tenir la plume, il ne s'en trouvât quelques-uns qui, malgré les ordres et les intentions des Supérieurs, n'excédassent dans le juste droit d'attaque ou de défense? Chaque Jésuite en particulier n'est ni impeccable ni infaillible et comme le remarque très-bien en ce point un des Généraux de la Compagnie, toutes les fois que des membres de l'Ordre se sont permis des attaques imprudentes ou répréhensibles qui ont causé des embarras à l'Ordre tout entier, ç'a été presque toujours parce qu'ils n'ont pas gardé les règles de leur Institut ou qu'ils se sont écartés des injonctions de leurs Supérieurs '.

C'est bien ici, ce me semble, qu'il faudrait traduire en sens inverse une maxime de l'abbé de Saint-Cyran, répétée bien des fois depuis, et adoptée, au moins en partie, par bien des hommes judicieux en tout le reste. La voici, telle que nous la lisons dans la déposition de l'abbé de Prières : « Le dit sieur de Saint-Cyran lui auroit dit qu'il falloit excuser les fautes des particuliers (Jésuites), et ruiner le Corps comme dommageable à l'Église! » Le simple bon sens dit le contraire, aussi bien pour la Sociéte de Jésus que pour toutes les autres Congrégations possibles. Conforme en ceci au bon sens et aux lois éternelles régissant le monde moral, l'histoire alteste que toutes les fautes, du moins les fautes

reticos a Societate nostra susceptam, silentio præferrem; nisi mala, quæ adversariorum scriptis patimur, et turbæ quas excitant adversus Ecclesiam et regni pacem, nobis ipsis imputarentur etiam apud Christianissimum Regem ab ipsius ministris. Cujus rei veritatem maxime ad Reverentiam Vestram spectat expendere. Quare, si ipsi constare potest neque a Rege Christianissimo, neque a primariis ejus ministris, et præsertim ab excellentissimo Regis Cancellario, improbatum iri, per me licet omnino cum his conditionibus, quas Reverentia Vestra attigit, contra hæreticos dimicare posse. »

1. Dans une lettre adressée par le Père Nickel au Père Castillon, Provincial de France, en 1658, le Père Général se plaint qu'on ait laissé paraître sans Approbation un ouvrage qui a excite des tempêtes; puis il ajoute « Et forte hæc poena est transgressionis illius regulæ 42 Summarii: ita discamus paliendo potius quam pugnando vincere. »

un peu graves, qui ont été commises parmi les Jésuites, il faut les attribuer aux particuliers et non point au Corps entier; au contraire, que tout ce qu'il y a eu de grand, de saint, d'élevé, de généreux dans les paroles et dans la conduite des membres de l'Institut d'Ignace, il faut l'attribuer à la sainteté et à la sagesse des Constitutions, à la vertu, au courage et à la prudence des Supérieurs et autres principaux membres de l'Ordre.

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Ce premier volume de Port-Royal, dont un savant Jésuite vient de parler avec tant de modération et de politesse, même en le réfutant sur quelques points, fut généralement bien accueilli lors de la première publication en 1840, et se vit honoré de plusieurs articles à la fois indulgents et sérieux. M. Ampère, M. de Sacy et d'autres encore voulurent bien entrer dans la pensée de l'auteur, dans la difficulté du sujet, et, d'après ce commencement, m'accorder crédit pour la suite; mais j'eus en particulier pour interprète, et pour garant encore plus que pour juge, le plus excellent et le plus distingué des hommes que j'avais rencontrés dans le Canton de Vaud, et qui avait assisté à la plupart des leçons sur Port-Royal, M. Vinet. Dans deux articles du Semeur (2 et 30 décembre 1840), articles recueillis depuis dans ses Œuvres, il voulut bien reconnaître le caractère et l'esprit chrétien dans lequel était conçue cette étude, l'intelligence du vrai Christianisme que j'y avais apportée, la méthode morale précise qui ne se permettait ni la poésie vague ni la vague religiosité, pas plus qu'elle ne se complaisait aux généralités historiques. <<< Voulez-vous être le poëte de Port-Royal, disait M. Vinet, sachez la théologie de PortRoyal; » et il m'accordait de la posséder suffisamment et même assez intimement, sans que j'eusse prétendu d'ailleurs à être théologien. M. Vinet ne daigna pas moins entrer dans mon procédé de peintre, si j'ose employer ce mot, procédé qui ne consiste pas à réduire les traits particuliers de chaque personnage à quelques grandes lignes principales et à les résumer une fois pour

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