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pu Saint-Cyran; qu'il répondait au prince de Condé qui, un jour, le voulait faire asseoir à côté de lui : « Votre Altesse me fait trop d'honneur de me vouloir bien souffrir en sa présence: ignore-t-elle donc que je suis le fils d'un pauvre villageois?» M. Singlin dirigeant madame de Longueville, c'est-à-dire la propre sœur du grand Condé et la fille de celui devant qui saint Vincent n'osait s'asseoir, n'avait pas l'idée de s'excuser d'être fils de marchand de vin, et soutenait, immobile et sans fléchir, la grandeur du prêtre.

Ces différences d'humeur et de caractère, entre les hommes, se retrouvent dans le tour et le tempérament des doctrines; et les dissidences intérieures, instinctives ou logiques, des doctrines, se produisent très-sensibles et presque criantes, à quelque distance des points de départ, si l'on n'y prend pas garde et si l'on n'y corrige perpétuellement par la charité. Nous l'avons dit, la postérité spirituelle de saint François de Sales et de la mère de Chantal, les religieuses de la Visitation devinrent, avec le temps, très-animées contre celles de Port-Royal et contre la postérité spirituelle de Saint-Cyran. Il fallut que le Père Quesnel les rappelât à l'ordre et à la charité en leur représentant sous les yeux tous les témoignages d'amitié et d'estime réciproque que s'étaient donnés leurs fondateurs. On verra que les successeurs de l'abbé de Rancé ont usé aussi et abusé de son nom contre PortRoyal. De même, la postérité spirituelle de M. Vincent et celle de M. de Saint-Cyran éclatèrent bientôt et violèrent l'estime qu'avaient gardée, malgré tout, l'une pour l'autre ces deux grandes âmes. Port-Royal luimême eut des torts: M. Singlin parla de M. Vincent comme d'un ami des persécuteurs 1; la mère Angélique, sur son compte, dans une lettre au grand Arnauld, s'é

1. A propos d'une prétendue prédiction qui lui aurait été faite

chappe à des propos bien amers'. M. de Barcos d'abord, plus tard M. de Montpellier, furent plus charitablement respectueux. Les adversaires furent simplement odieux.

Ils alléguaient surtout un mot que M. de Saint-Cyran aurait dit à saint Vincent: Calvinus bene sensit, male locutus est. Mais l'on sait à fond maintenant sur quels points Saint-Cyran était presque calviniste, et sur quels autres il ne l'était pas du tout.

Proposons une dernière fois, tàchons de graver le simple contraste des figures:

M. de Saint-Cyran, principalement homme d'étude et de doctrine, de pénitence solitaire intérieure, et de direction grave, occulte, réservée et sévère, embrassant l'ensemble du dogme et toute l'ordonnance du système chrétien, et le voulant restaurer d'esprit, de principe, autant que de fait;

Saint Vincent de Paul, tout de pratique charitable, active et infatigable, tout d'effusion, d'insinuation et d'œuvres, d'admirables œuvres qui, une fois conçues et commencées, lui semblaient à accomplir à tout prix, moyennant même toutes sortes de gens puissants que cette charité aussi naïve qu'héroïque intéressait et comme séduisait dans sa fine douceur, et que son humilité ne heurtait jamais.

M. Vincent allait, disant surtout Dieu est bon; et M. de Saint-Cyran : Dieu est terrible! et il y eut un point où ils durent s'entre-choquer; car Dieu seul concilie en lui toutes choses, et les plus contraires en apparence, dans sa pleine grandeur 2; mais l'homme est sans cesse

et que répètent superstitieusement tous ses biographes. J'ai trop rougi de cette sotte histoire de nos amis pour l'enregistrer.

1. Page 384, tome II des Mémoires pour servir.... Utrecht, 1742. 2. C'est ce qui a fait dire à un moderne sous une forme plus hardie « Dieu est la projection à l'infini de toutes les contradictions qui passent par une tête humaine. » Est-il besoin d'ajouter

:

sujet à les séparer, et il ne sauve le choc qu'à l'aide d'une charité perpétuellement vigilante. M. de SaintCyran et saint Vincent du moins, un peu blessés qu'ils furent, n'en manquèrent pas l'un à l'égard de l'autre et se le témoignèrent jusqu'à la fin : ce furent les disciples qui en manquèrent.

que ce Dieu de lointain, qui pourrait bien n'être qu'une sublime illusion de perspective, n'a rien à faire avec le Dieu chrétien, le Dieu vivant?

FIN DU PREMIER VOLUME.

(Pour les jugements divers qui furent portés sur ce premier volume en 1840, voir ci-après à l'Appendice.)

APPENDICE.

L'ACADÉMIE DE LAUSANNE EN 1837.

(Se rapporte à la page 1 et 5.)

Le temps, à la longue, donne quelque intérêt-un intérêt biographique, sinon littéraire à des choses qui, plus rapprochées, n'avaient de valeur que pour nous. Il est bon aussi de fixer les particularités vraies, ne fût-ce que pour empêcher les fausses de s'y substituer et de prévaloir. J'étais allé faire pour la première fois, ai-je dit, un voyage en Suisse dans l'été de 1837. Je savais, en passant à Lausanne, que j'y avais un ami dans la personne de M. Juste Olivier, poëte de la jeune école, et que j'avais vu à Paris en 1829-30. Accueilli avec cordialité par lui et par sa femme, poëte elle-même, je ne tardai pas, dans la conversation, à exprimer un regret : c'était de ne pouvoir, dans ma vie de Paris morcelée, un peu dissipée et assujettie à des besognes journalières, trouver une année d'entier loisir pour produire et mener à fin ou mettre du moins en pleine voie d'exécution le projet que je nourrissais depuis longtemps d'une histoire de Port-Royal. J'étais réellement seul, alors, à m'occuper d'un pareil sujet. J'y avais été conduit par mon goût poétique pour les existences cachées et par le courant d'inspiration religieuse que j'avais suivie dans les Consolations. Mes amis saisirent ma parole au vol: ils avaient des relations intimes dans le Conseil de l'Instruction publique et dans le Conseil d'Etat. Je fus tout surpris lorsque, deux ou trois jours après ma première conversation, ils me demandèrent si, au cas où l'on m'offrirait de faire dans l'Académie de Lausanne un Cours d'une année sur Port-Royal, j'accepterais. J'acceptai avec gratitude. Je revins deux mois après, vers le milieu de l'automne, avec toute ma collection de livres jansénistes; je m'enfermai, ne voyant jamais personne jusqu'à quatre heures du soir les jours où je ne

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