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elle semblerait vouloir s'anéantir. Voilà ce qui ressort à cet endroit de l'effrayant tableau de Michel-Ange, où toutes les trompettes semblent sonner ce verset du Dies iræ: Quantus tremor est futurus!... Ce n'est pas là la Vierge de Raphaël et surtout des pieux maîtres antérieurs, non plus que celle de saint François de Sales. Sans prétendre que ce soit celle de Saint-Cyran, sa doctrine redoutable y conduirait: la prédestination tue l'intercession1.

Comme M. de Saint-Cyran (et celui-ci lui en savait gré), saint François de Sales avance que l'amour de Dieu est nécessaire à l'entière pénitence, que la pénitence sans l'amour est incomplète ; oui, mais il le dit plus doucement. Il dit qu'elle est incomplète, et non pas nulle; il admet qu'elle achemine. Il n'effraie ni ne consterne en recommandant l'amour, au rebours des Jansénistes, qui le commandent avec terreur. En parlant d'Éternité, il ne met pas comme eux le marché à la~ main; il ne présente pas toujours dans la même phrase cette redoutable alternative: Amour ou damnation. On a dit de la devise de certains révolutionnaires qu'elle revenait à ceci : Sois mon frère, ou je te tue. Saint Francois de Sales ne tombe pas le moins du monde dans cette sorte de contradiction. Le mot d'amour dans sa bouche est accompagné de toutes les douceurs: de là et de mille autres raisons encore, son grand succès parmi le sexe.

Dans la conduite des personnes du monde et des femmes particulièrement, saint François était facile : on a remarqué qu'il n'interdit pas absolument le bal à sa

1. M. de Saint-Cyran a écrit une Vie mystique de la SainteVierge, pleine de considérations subtilement dévotes à la Mère de Dieu; mais cela ne détruit pas l'induction générale que je tire sur le caractère de cette dévotion à Port-Royal. On verra d'ailleurs l'idée qu'il se faisait de la grandeur terrible de la Vierge, dans conseils à la soeur Marie-Claire : là encore la crainte.

Philothée. Quoi qu'en dise la mère Angélique dans les extraits que j'ai rapportés plus haut, on ne fera pas de lui un directeur austère. Quand elle lui parla d'entrer dans l'Ordre de la Visitation, il lui répondit avec humilité que cet Ordre était peu de chose, que ce n'était presque pas une religion; il disait vrai, il avait cherché bien moins la mortification de la chair que celle de la volonté. Dans une lettre de lui à la mère Angélique, je trouve encore cette phrase toute dans le sens de son inclination clémente: « Dormez bien, petit à petit vous reviendrez aux six heures, puisque vous le désirez. Manger peu, travailler beaucoup, avoir beaucoup de tracas d'esprit et refuser le dormir au corps, c'est vouloir tirer beaucoup de service d'un cheval qui est efflanqué, et sans le faire repaître1. » Il aimait à citer saint Bernard. qui, parlant de ses anciennes austérités excessives, les appelait les erreurs de sa jeunesse, comme d'autres auraient dit de leurs excès de plaisirs ou de leurs petits vers à la De Bèze : Juvenilia.

Ce respect gracieux, ce sourire, cette allégresse de courtoisie que M. de Genève conservait avec les personnes du sexe, même dans la direction, Port-Royal sera loin de nous l'offrir. Lorsque M. de Saint-Cyran

1. 12 septembre 1619. On multiplierait les citations et toutes dans le même sens : « O Dieu, ma fille! je vois vos entortillements dans ces pensées de vanité la fertilité, joincte à la subtilité de vostre esprit, preste la main à ces suggestions: mais de quoi vous mettez-vous en peine ? Les oiseaux venoient becqueter sur le Sacrifice d'Abraham. Que fesoit-il? Avec un rameau qu'il passoit souvent sur l'holocauste, il les chassoit. » Ailleurs il compare ce qu'elle craint à tort de ses légèretés et inconstances d'esprit à l'agitation du drapeau de la Grâce, de l'étendard de la Croix, qui frissonne, mais demeure fixe en même temps sur la pointe de son âme. Le début de la lettre du 4 février 1620, d'où je tire la comparaison d'Abraham, est admirable de consolation ferme et vaillante sur la mort de M. Arnauld: mais il faut se borner.

écrivait à Jansénius les projets qu'il fondait sur un monastère de filles (qui était peut-être déjà le nôtre)1, Jansénius, en son mauvais français flamand, lui répondait assez grossièrement que ces directions de filles n'engendraient que des embarras : « J'en connois ici de ceux qui étant capables de gouverner des évêchés, et le témoignant tous les jours, sont tombés en désordre pour n'avoir eu affaire qu'à dix ou douze de cette race. » Ainsi s'exprimait Jansénius, j'en rougis; M. de SaintCyran, il est vrai, le réfuta, le convainquit; mais l'un comme l'autre était à mille lieues des Philothées. PortRoyal, sous son directeur définitif, devint un couvent plus mâle de pensée et de courage qu'il n'était naturel à un monastère de filles. Saint François, venu plus tard, eût été merveilleusement propre à l'institution de SaintCyr, par exemple; il aurait écrit de l'éducation des filles comme Fénelon.

En cherchant à pousser l'extrémité des conséquences, je ne veux que mieux poser les points de départ un moment confondus, et maintenir les directions différentes. La continuation prochaine de la dévotion à la saint François de Sales, continuation plus ou moins bien entendue et qu'il n'aurait peut-être pas approuvée lui-même sans réserve, menait pourtant sur les mêmes pentes à ces religions du Sacré-Cœur et de l'Immaculée Conception, que Port-Royal regardait volontiers comme des idolâtries. Il y a une force des choses qui subsiste et se développe dans les institutions, en dépit des per

1. Ou plus probablement, à cette date (1622), celui des Filles du Calvaire, où le Père Joseph, qui s'en repentit bientôt, l'avait introduit.

2. La dévotion au Sacré-Cœur naquit précisément au sein de l'Ordre de la Visitation, et fut fondée régulièrement en 1686 par la mère Marguerite-Marie (Alacoque), du couvent de Paray-enCharolais.

sonnes. La différence de cet esprit natif éclata finalement dans les querelles publiques et directes entre l'institut de la Visitation et Port-Royal1.

Du courant de tout ce qui précède, une autre conclusion n'est plus à tirer: quoiqu'il ait mené une vie de pratique, toute d'apostolat et d'épiscopat, saint François de Sales est un écrivain. Il avait trop de bel-esprit pour ne pas l'être, pour ne pas se complaire à ce don heureux et à ces grâces inévitables qui coulaient de sa plume. Il a beau dire dans ses préfaces qu'il ne fait pas

1. Voir, si l'on veut épuiser le sujet, la Lettre aux Religieuses de la Visitation, etc., par le Père Quesnel.-Mais comme j'aime mieux, après tout, la conciliation que la contradiction, j'en produirai ici un édifiant et trop rare exemple. Un de nos amis dont il sera question dans la suite, M. Feydeau, un des ecclésiastiques de SaintMerry, du temps que M. Du Hamel y était curé, se trouvant chargé de la conduite de beaucoup d'ames, particulièrement de personnes du sexe qui s'adressaient à lui, a écrit dans ses Mémoires (inédits) cette belle page qui se rapporte aux années 1646 et suivantes : «Je fus fort empêché de voir tant de personnes qui me demandoient de les conduire, sachant que c'est l'art des arts, et que les fautes qu'on y fait se font aux dépens des âmes que Jésus-Christ a rachetées de son sang. Je trouvois bien dans le livre de la Fréquente Communion toutes les règles nécessaires pour faire un bon renouvellement; mais, après cela, je ne savois plus de quel esprit j'étois, et il me sembloit que les livres de M. de Genève (saint François de Sales) étoient ceux qui fournissoient plus de règles et qui faisoient une conduite assez solide et assez heureuse en sorte que quelques-unes des personnes qui venoient à moi s'étonnoient quelquefois de la manière dont j'en parlois, croyant que Port-Royal, avec qui j'avois liaison, y devoit être opposé; mais je me souvenois que la mère Marie-Angélique Arnauld, qui étoit pour lors abbesse de Port-Royal, m'avoit dit que M. de Genève avoit été son directeur; que c'étoit un homme très-austère pour lui-même, et que sa conduite n'étoit nullement relâchée. J'unissois autant que je pouvois ces deux esprits ensemble : les rapprochant de leurs principes, je trouvois qu'il n'y en avoit qu'un. » C'est bien là l'union élevée à laquelle il serait à souhaiter que tous les cœurs véritablement chrétiens aspirassent d'atteindre. Bien peu y parviennent, et encore, autour d'eux, le plus souvent on s'en scandalise.

profession d'être écrivain, et nous venir parler de la pesanteur de son esprit aussi bien que de la condition de sa vie, exposée au service et à l'abord de plusieurs 1; il se dément tout à côté et d'une façon charmante à son ordinaire :

« A ceste cause, mon cher lecteur, je te diray que comme ceux qui gravent ou entaillent sur les pierres précieuses, ayant la veue lassée à force de la tenir bandée sur les traits déliez de leurs ouvrages, tiennent très-volontiers devant eux quelque belle esmeraude, afin que, la regardant de temps en temps, ils puissent récréer en son verd et remettre en nature leurs yeux allangouris: de mesme en ceste variété d'affaires que ma condition me donne incessamment, j'ay tousjours de petits projets de quelque traité de piété que je regarde, quand je puis, pour alléger et délasser mon esprit. »

Est-il rien de mieux trouvé que cette verte émeraude? et tout le sentiment de l'art comme on dirait aujourd'hui, le souci du beau tableau ou du noble marbre antique qu'on pose dans son cabinet d'études, et qu'on regarde de temps en temps pour se refaire et s'embellir l'esprit, n'est-il pas déjà dans cette riche et chaude image? Saint François de Sales sentait le beau 2.

En style, pas plus que dans le reste, il n'aimait la pompe et, comme il dit, l'éloquence altière et bien em

1. Préface du Traité de l'Amour de Dieu.

2. Il le sentait tellement, qu'il songeait à le voir et à le montrer au sein même des douleurs les plus actuelles et les plus touchantes, comme dans sa lettre à madame de Chantal, du 11 mars 1610 (Lettres inédites publiées par le chevalier Datta), quand il dit de sa mère qui venait de mourir: « A mon arrivée, toute aveugle et toute endormie qu'elle estoit, elle me caressa fort et dit : C'est mon fils et mon père cettuy-cy; et me baysa en m'accolant de son bras, et me baysa la main avant toutes choses. Elle continua en mesme estat presque deux jours et demy, après lesquels on ne la put plus guère bonnement resveiller, et le prémier mars elle rendit l'âme à Nostre-Seigneur doucement, paisiblement, avec une contenance et beauté plus grande que peut-estre elle n'avoit jamais eue, demeurant une des belles mortes que j'aye jamais veu. »>

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