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Messieurs, les provinces, les villes refusèrent le bienfait; personne ne voulut nommer de députés, personne ne voulut aller à Arles. La centralisation, l'unité étaient contraires à la nature primitive de cette société ; l'esprit de localité, de municipalité reparaissait partout; l'impossibilité de reconstituer une société générale, une patrie générale, était évidente. Les villes se renfermèrent chacune dans ses murs, dans ses affaires, et l'empire tomba parce que personne ne voulait être de l'empire, parce que les citoyens ne voulaient plus être que de leur cité. Ainsi, nous retrouvons, à la chute de l'empire romain, le même fait que nous avons reconnu dans le berceau de Rome, la prédominance du régime et de l'esprit municipal. Le monde romain est revenu à son premier état ; des villes l'avaient formé; il se dissout; des villes restent.

Le régime municipal, voilà ce qu'a légué à l'Europe moderne l'ancienne civilisation romaine; trèsirrégulier, très-affaibli, très-inférieur sans doute à ce qu'il avait été dans les premiers temps; cependant seul réel, seul constitué encore, ayant seul survécu à tous les éléments du monde romain.

Quand je dis seul, je me trompe. Un autre fait, une autre idée survécut également; c'est l'idée de l'empire, le nom de l'empereur, l'idée de la majesté impériale, d'un pouvoir absolu, sacré, attaché au nom de l'empereur. Ce sont là les éléments que la civilisation romaine a transmis à la civilisation européenne; d'une part, le régime municipal, ses habitudes, ses règles, ses exemples, principe de liberté; de l'autre, une législation civile commune, générale, et l'idée du pouvoir absolu, de la majesté sacrée, du pouvoir de l'empereur, principe d'ordre

et de servitude.

Mais, messieurs, en même temps s'était formée dans le sein de la société romaine une société bien différente, fondée sur de tout autres principes, animée d'autres sentiments, et qui devait apporter à la civilisation européenne moderne des éléments d'une bien autre nature; je veux parler de lise chrétienne. Je dis l'Église chrétienne, et non pas le christianisme. A la fin du rye et au commencement du ve siècle, le christianisme n'était plus simplement une croyance individuelle,

et curiales les membres de ces corps qui étaient très nombreux. I Constantin, second mari de Placidie, qu'Honorius avait pris pour collègue en 421.

c'était une institution; il s'était constitué; il avait son gouvernement, un corps du clergé, une hiérarchie déterminée pour les différentes fonctions du clergé, des revenus, des moyens d'action indépendants, les points de ralliement qui peuvent convenir à une grande société, des conciles provinciaux, nationaux, généraux, l'habitude de traiter en commun les affaires de la société. En un mot, à cette époque, le christianisme n'était pas seulement une religion, c'était une Église.

S'il n'eut pas été une Église, je ne sais, messieurs, ce qui en serait advenu au milieu de la chute de l'empire romain. Je me renferme dans les considérations purement humaines ; je mets de côté tout élément étranger aux conséquences naturelles des faits naturels; si le christianisme n'eût élé, comme dans les premiers temps, qu'une croyance, un sentiment, une conviction individuelle, on peut croire qu'il aurait succombé au milieu de la dissolution de l'empire et de l'invasion des Barbares. Il a succombé plus tard, en Asie et dans tout le nord de l'Afrique, sous une invasion de même nature, sous l'invasion des Barbares musulmans; il a succombé alors, quoiqu'il fut à l'état d'institution, d'Église constituée. A bien plus forte raison le même fait aurait pu arriver au moment de la chute de l'empire romain. Il n'y avait alors aucun des moyens par lesquels aujourd'hui les influences morales s'établissent ou résistent indépendamment des institutions, aucun des moyens par lesquels une pure vérité, une pure idée acquiert un grand empire sur les esprits, gouverne les actions, détermine des événements. Rien de semblable n'existait au rye siècle, pour donner aux idées, aux sentiments personnels, une pareille autorité. Il est clair qu'il fallait une société fortement organisée, fortement gouvernée, pour lutter contre un pareil désastre, pour sortir victorieuse d'un tel ouragan. Je ne crois pas trop dire en affirmant qu'à la fin du ive, et au commencement du v° siècle, c'est l'Église chrétienne qui a sauvé le christianisme; c'est l'Église avec ses institutions, ses magistrats, son pouvoir, qui s'est défendue vigoureusement contre la dissolution intérieure de l'empire, contre la Barbarie, qui a conquis les Barbares, qui est devenue le lien, le moyen, le principe de civilisation entre le monde romain et le monde barbare. C'est donc l'état de l'Église plus que celui de la religion proprement dite qu'il faut considérer au ve siècle, pour rechercher ce que le christianisme a dès lors apporté à la civilisation moderne, quels éléments il y introduisait. Qu'était à cette époque l'Église chrétienne?

Quand on regarde, toujours sous un point de vue purement humain, aux diverses révolutions

qui se sont accomplies dans le développement du christianisme, depuis son origine jusqu'au ve siècle, à le considérer uniquement comme société, je le répète, nullement comme croyance religieuse, on trouve qu'il a passé par trois états essentiellement différents.

Dans les premiers temps, tout à fait dans les premiers temps, la société chrétienne se présente comme une pure association de croyances et de sentiments communs; les premiers chrétiens se réunissent pour jouir ensemble des mêmes émotions, des mêmes convictions religieuses. On n'y trouve aucun système de doctrine arrêté, aucun ensemble de règles, de discipline, aucun corps de magistrats.

Sans doute il n'existe pas de société, quelque naissante, quelque faiblement constituée qu'elle soit, il n'en existe aucune où ne se rencontre un pouvoir moral qui l'animé et la dirige. Il y avait, dans les diverses congrégations chrétiennes, des hommes qui prêchaient, qui enseignaient, qui gouvernaient moralement la congrégation; mais aucun magistrat institué, aucune discipline; la pure association dans des croyances et des sentiments communs, c'est l'état primitif de la société chrétienne.

A mesure qu'elle avance, et très-promptement, puisque la trace s'en laisse entrevoir dans les premiers monuments, on voit poindre un corps de doctrines, des règles de discipline et des magistrats : des magistrats appelés les uns πρεςβύτεροι, οι anciens, qui sont devenus des prêtres; les autres εяoлo, ou inspecteurs, surveillants, qui sont devenus des évêques; les autres diazovo, ou diacres, chargés du soin des pauvres et de la distribution des aumônes.

Il est à peu près impossible de déterminer quelles étaient les fonctions précises de ces divers magistrats; la ligne de démarcation était probablement très-vague et flottante; mais, enfin, les institutions commençaient. Cependant un caractère domine encore dans cette seconde époque : c'est que l'empire, la prépondérance dans la société, appartient au corps des fidèles. C'est le corps des fidèles qui prévaut quant au choix des magistrats, et quant à l'adoption, soit de la discipline, soit même de la doctrine. Il ne s'est point fait encore de séparation entre le gouvernement et le peuple chrétien. Ils n'existent pas l'un à part de l'autre, l'un indépendamment de l'autre ; et c'est le peuple chrétien qui exerce la principale influence dans la société.

A la troisième époque, on trouve tout autre chose. Il existe un clergé séparé du peuple, un corps de prêtres qui a ses richesses, sa juridiction, sa constitution propre, en un mot, un gouverne

ment tout entier, qui est en lui-même une société complète, une société pourvue de tous les moyens d'existence, indépendamment de la société à laquelle elle s'applique et sur laquelle elle étend son influence. Telle est la troisième époque de la constitution de l'Église chrétienne, et l'état dans lequel elle apparait au commencement du ve siècle. Le gouvernement n'y est point complétement séparé du peuple; il n'y a pas de gouvernement pareil, et bien moins en matière religieuse qu'en toute autre; mais dans les rapports du clergé et des fidèles, c'est le clergé qui domine, et domine presque sans contrôle.

Le clergé chrétien avait, de plus, un bien autre moyen d'influence. Les évêques et les clercs étaient devenus les premiers magistrats municipaux. Vous avez vu qu'il ne restait, à proprement parler, de l'empire romain, que le régime municipal. Il était arrivé, par les vexations du despotisme et la ruine des villes, que les curiales, ou membres des corps municipaux, étaient tombés dans le découragement et l'apathie; les évêques au contraire et le corps des prètres, pleins de vie, de zèle, s'offraient naturellement à tout surveiller, à tout diriger. On aurait tort de le leur reprocher, de les taxer d'usurpation. Ainsi le voulait le cours naturel des choses; le clergé seul était moralement fort et animé; il devint partout puissant. C'est la loi de l'univers.

Cette révolution est empreinte dans toute la législation des empereurs à cette époque. Si vous ouvrez le code Théodosien, ou le code Justinien, vous y trouverez un grand nombre de dispositions qui remettent les affaires municipales au clergé et aux évêques. En voici quelques-unes :

Cod. Just. L. 1, tit. iv, de episcopali audientia, § 26. Quant aux affaires annuelles des cités (soit qu'il s'agisse des revenus ordinaires de la cité, ou de fonds provenants des biens de la cité, ou de dons particuliers ou de legs, ou de toute autre source, soit qu'on ait à traiter des travaux publics, ou des magasins de vivres, ou des aqueducs, ou de l'entretien des bains, ou des ports, ou de la construction des murailles ou des tours, ou de Ja réparation des ponts et des routes, ou des procès où la cité pourrait être engagée à l'occasion d'intérêts publics ou privés), nous ordonnons ce qui suit: Le très-pieux évêque, et trois hommes de bon renom d'entre les premiers de la cité se réuniront; ils examineront chaque année les travaux faits; ils prendront soin que ceux qui les conduisent, ou les ont conduits, les mesurent exactement, en rendent compte, et fassent voir qu'ils ont acquitté leurs engagements dans l'administration, soit des monuments publics, soit des sommes affectées aux vivres et aux bains, soit de tout ce qui se dépense pour l'entretien des routes, des aqueducs ou tout autre emploi.

Ibid., § 50. A l'égard de la curatelle des jeunes gens, du premier ou du second âge, et de tous ceux à qui la loi donne des curateurs, si leur fortune ne s'étend pas au delà de 500 aurei, nous ordonnons qu'on n'attende pas la nomi

nation du président de la province, ce qui donnerait lieu à de grandes dépenses, surtout si ledit président ne demeurait pas dans la ville où il faudrait pourvoir à la curatelle. La nomination des curateurs ou tuteurs devra se faire alors par le magistrat de la cité... de concert avec le très-pieux évêque et autres personnes revêtues de charges publiques, si la cité en possède plusieurs.

Ibid., L. 1, tit. Lv, de defensoribus, § 8. Nous voulons que les défenseurs des cités, bien instruits des saints mystères de la foi orthodoxe, soient choisis et institués par les vénérables évêques, les clercs, les notables, les propriétaires et les curiales. Quant à leur installation, on en référera à la glorieuse puissance du préfet du prétoire, afin que leur autorité puise, dans les lettres d'admission de sa Magnificence, plus de solidité et de vigueur.

Je pourrais citer un très-grand nombre d'autres lois; vous verriez éclater partout ce fait-ci : entre le régime municipal romain et le régime municipal du moyen âge, s'est interposé le régime municipal ecclésiastique; la prépondérance du clergé

dans les affaires de la cité a succédé à celle des anciens magistrats municipaux, et précédé l'organisation des communes modernes.

Vous comprenez quels moyens prodigieux de pouvoir l'Église chrétienne puisait ainsi, soit dans sa propre constitution, dans son action sur le peuple chrétien, soit dans la part qu'elle prenait aux affaires civiles. Aussi a-t-elle puissamment concouru, dès cette époque, au caractère et au développement de la civilisation moderne. Essayons de résumer les éléments qu'elle y a dès lors introduits.

Et d'abord, ce fut un immense avantage que la présence d'une influence morale, d'une force morale, d'une force qui reposait uniquement sur les convictions, les croyances et les sentiments moraux, au milieu de ce déluge de force matérielle qui vint fondre à cette époque sur la société. Si l'Église chrétienne n'avait pas existé, le monde entier aurait été livré à la pure force matérielle. Elle exerçait seule un pouvoir moral. Elle faisait plus : elle entretenait, elle répandait l'idée d'une règle, d'une loi supérieure à toutes les lois humaines; elle professait cette croyance fondamentale pour le salut de l'humanité, qu'il y a, au-dessus de toutes les lois humaines, une loi appelée, selon les temps et les mœurs, tantôt la raison, tantôt le droit divin, mais qui, toujours et partout, est la même loi sous des noms divers.

rielle n'a ni droit ni prise sur les esprits, sur la conviction, sur la vérité. Elle découle de la distinction établie entre le monde de la pensée et le monde de l'action, le monde des faits intérieurs et celui des faits extérieurs. En sorte que ce principe de la liberté de conscience pour lequel l'Europe a tant combattu, tant souffert, qui a prévalu si tard, et souvent contre le gré du clergé, ce principe était déposé, sous le nom de séparation du temporel et du spirituel, dans le berceau de la civilisation européenne ; et c'est l'Église chrétienne qui, par une nécessité de sa situation, pour se défendre alors contre la barbarie, l'y a introduit et maintenu.

La présence d'une influence morale, le maintien d'une loi divine, et la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, ce sont là les trois grands bienfaits qu'au ve siècle l'Église chrétienne a répandus sur le monde européen.

Tout n'a pas été, même dès lors, également salutaire dans son influence. Déjà, au ve siècle, paraissaient dans l'Église quelques mauvais principes qui ont joué un grand rôle dans le développement de notre civilisation. Ainsi prévalait dans son sein, à cette époque, la séparation des gouvernants et des gouvernés, la tentative de fonder l'indépendance des gouvernants à l'égard des gouvernés, d'imposer des lois aux gouvernés, de posséder leur esprit et leur vie, sans la libre acceptation de leur raison et de leur volonté. L'Église tendait de plus à faire prévaloir dans la société le principe théocratique, à s'emparer du pouvoir temporel, à dominer exclusivement. Et quand elle ne réussissait pas à s'emparer de la domination, à faire prévaloir le principe théocratique, elle s'alliait avec les princes temporels, et, pour le partager, soutenait leur pouvoir absolu, aux dépens de la liberté des sujets.

Tels étaient, messieurs, les principaux éléments de civilisation qu'au ve siècle l'Europe tenait soit de l'Église, soit de l'empire. C'est dans cet état que les Barbares ont trouvé le monde romain, et sont venus en prendre possession. Pour bien connaitre tous les éléments qui se sont réunis et mêlés dans le berceau de notre civilisation, il ne nous reste donc plus à étudier que les Barbares.

Enfin, l'Église commençait un grand fait, la sé- Quand je parle des Barbares, vous comprenez paration du pouvoir spirituel et du pouvoir tem- sans peine, messieurs, qu'il ne s'agit pas ici de leur porel. Cette séparation, messieurs, c'est la source histoire, que nous n'avons point à raconter; nous de la liberté de conscience: elle ne repose pas sur savons qu'à cette époque les conquérants de l'emun autre principe que celui qui sert de fondement pire étaient presque tous de la même race, tous à la liberté de conscience la plus rigoureuse et la Germains, sauf quelques tribus Slaves, par exemplus étendue. La séparation du temporel et du spi-ple, celle des Alains. Nous savons, de plus, qu'ils rituel se fonde sur cette idée que la force maté- étaient tous à peu près au même état de civilisa

tion. Quelque différence pouvait bien exister entre | eux, selon le plus ou le moins de contact que les différentes tribus avaient eu avec le monde romain. Ainsi, nul doute que la nation des Goths ne fùt plus avancée, n'eût des mœurs un peu plus douces que celle des Francs. Mais à considérer les choses sous un point de vue général et dans leurs résultats quant à nous, cette diversité dans l'état de civilisation des peuples barbares, à leur origine, est de nulle importance.

C'est l'état général de la société chez les Barbares que nous avons besoin de connaître. Or, il est très-difficile aujourd'hui de s'en rendre compte. Nous parvenons sans trop de peine à comprendre le système municipal romain et l'Église chrétienne; leur influence s'est perpétuée jusqu'à nos jours: nous en retrouvons les traces dans une multitude d'institutions, de faits actuels; nous avons mille moyens de les reconnaître et de les expliquer. Les mœurs, l'état social des Barbares ont péri complétement; nous sommes obligés de les deviner, soit d'après les plus anciens monuments historiques, soit par un effort d'imagination.

Il y a un sentiment, un fait qu'il faut avant tout bien comprendre pour se représenter avec vérité ce qu'était un Barbare : c'est le plaisir de l'indépendance individuelle, le plaisir de se jouer, avec sa force et sa liberté, au milieu des chances du monde et de la vie; les joies de l'activité sans travail; le goût d'une destinée aventureuse, pleine d'imprévu, d'inégalité, de péril. Tel était le sentiment dominant de l'état barbare, le besoin moral qui mettait ces masses d'hommes en mouvement. Aujourd'hui, dans cette société si régulière où nous sommes enfermés, il est difficile de se représenter ce sentiment avec tout l'empire qu'il exerçait sur les Barbares des Ive et ve siècles. Il y a un seul ouvrage, à mon avis, où ce caractère de la barbarie se trouve empreint dans toute son énergie c'est l'Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands, de M. Thierry, le seul livre où les motifs, les penchants, les impulsions qui font agir les hommes, dans un état social voisin de la barbarie, soient sentis et reproduits avec une vérité vraiment homérique. Nulle part on ne voit si bien ce que c'est qu'un Barbare et la vie d'un Barbare. Quelque chose s'en retrouve aussi, quoiqu'à un degré bien inférieur, à mon avis, d'une manière bien moins simple, bien moins vraie, dans les romans de M. Cooper sur les Sauvages d'Amérique. Il y a dans la vie des Sauvages d'Amérique, _dans les relations et les sentiments qu'ils portent au milieu des bois, quelque chose qui rappelle jusqu'à un certain point les mœurs des anciens Germains. Sans doute ces tableaux sont un peu idéa

lisés, un peu poétiques; le mauvais côté des mœurs et de la vie barbares n'y est pas présenté dans toute sa crudité. Je ne parle pas seulement des maux que ces mœurs entraînent dans l'état social, mais de l'état intérieur, individuel du Barbare lui-même. Il y avait, dans ce besoin passionné d'indépendance personnelle, quelque chose de plus grossier, de plus matériel qu'on ne le croirait d'après l'ouvrage de M. Thierry; il y avait un degré de brutalité, d'ivresse, d'apathie, qui n'est pas toujours fidèlement reproduit dans ses récits. Cependant, lorsqu'on regarde au fond des choses, malgré cet alliage de brutalité, de matérialisme, d'égoïsme stupide, le goût de l'indépendance individuelle est un sentiment noble, moral, qui tire sa puissance de la nature morale de l'homme; c'est le plaisir de se sentir homme, le sentiment de la personnalité, de la spontanéité humaine dans son libre développement.

Messieurs, c'est par les Barbares germains que ce sentiment a été introduit dans la civilisation européenne, il était inconnu au monde romain, inconnu à l'Église chrétienne, inconnu à presque toutes les civilisations anciennes. Quand vous trouvez, dans les civilisations anciennes, la liberté, c'est la liberté politique, la liberté du citoyen. Ce n'est pas de sa liberté personnelle que l'homme est préoccupé, c'est de sa liberté comme citoyen; il appartient à une association, il est dévoué à une association, il est prêt à se sacrifier à une association. Il en était de même dans l'Église chrétienne; il y régnait un sentiment de grand attachement à la corporation chrétienne, de dévouement à ses lois, un vif besoin d'étendre son empire; ou bien le sentiment religieux amenait une réaction de l'homme sur lui-même, sur son âme, un travail intérieur pour dompter sa propre liberté et se soumettre à ce que voulait sa foi. Mais le sentiment de l'indépendance personnelle, le goût de la liberté se déployant à tout hasard, sans autre but presque que de se satisfaire, ce sentiment, je le répète, était inconnu à la société romaine, à la société chrétienne. C'est pardes Barbares qu'il a été importé et déposé dans le berceau de la civilisation moderne. Il y a joué un si grand rôle, il y a produit de si beaux résultats, qu'il est impossible de ne pas le mettre en lumière comme un de ses éléments fondamentaux.

Il y a, messieurs, un second fait, un second élément de civilisation que nous tenons pareillement des Barbares seuls, c'est le patronage militaire, le lien qui s'établissait entre les individus, entre les guerriers, et qui, sans détruire la liberté de chacun, sans même détruire, dans l'origine, jusqu'à un certain point, l'égalité qui existait à peu près entre eux, fondait cependant une subordination hiérarchique, et commençait cette organisation aris

les canons de l'Église, la législation savante des Romains, les coutumes à peine écrites des Barbares; partout le mélange ou plutôt la coexistence des races, des langues, des situations sociales, des mœurs, des idées, des impressions les plus diverses. C'est là, je crois, une bonne preuve de la vérité du caractère général sous lequel j'ai essayé de vous présenter notre civilisation.

tocratique qui est devenue plus tard la féodalité. Le | spirituel et le pouvoir temporel partout en présence; trait fondamental de cette relation était l'attachement de l'homme à l'homme, la fidélité de l'individu à l'individu, sans nécessité extérieure, sans obligation fondée sur les principes généraux de la société. Vous ne verrez dans les républiques anciennes aucun homme attaché spécialement et librement à un autre homme; ils étaient tous attachés à la cité. Parmi les Barbares, c'est entre les individus que le lien social s'est formé, d'abord par la relation du chef au compagnon, quand ils vivaient en état de bande parcourant l'Europe; plus tard, par la relation du suzerain au vassal. Ce second principe, qui a joué aussi un grand rôle dans l'histoire de la civilisation moderne, ce dévouement de l'homme à l'homme, c'est des Barbares qu'il nous vient, c'est de leurs mœurs qu'il est entré dans les nôtres.

Je vous le demande, messieurs, ai-je eu tort de dire en commençant que la civilisation moderne avait été, dans son berceau même, aussi variée, aussi agitée, aussi confuse que j'ai essayé de vous la peindre dans le tableau général que je vous en ai présenté? N'est-il pas vrai que nous venons de retrouver, à la chute de l'empire romain, presque tous les éléments qui se rencontrent dans le développement progressif de notre civilisation? Nous y avons trouvé trois sociétés toutes différentes : la société municipale, dernier reste de l'empire romain; la société chrétienne, la société barbare. Nous trouvons ces sociétés très -diversement organisées, fondées sur des principes tout différents, inspirant aux hommes des sentiments tout différents; le besoin de l'indépendance la plus absolue à côté de la soumission la plus entière; le patronage militaire à côté de la domination ecclésiastique; le pouvoir

Sans doute, messieurs, cette confusion, cette diversité, cette lutte, nous ont coûté très-cher; c'est ce qui a fait la lenteur des progrès de l'Europe, les orages et les souffrances auxquelles elle a été en proie. Cependant, je ne crois pas qu'il faille y avoir regret. Pour les peuples comme pour les individus, la chance du développement le plus varié, le plus complet, la chance d'un progrès dans toutes les directions, et d'un progrès presque indéfini, cette chance compense à elle seule tout ce qu'il en peut coûter pour avoir le droit de la courir. A tout prendre, cet état si agité, si laborieux, si violent, a beaucoup mieux valu que la simplicité avec laquelle se présentent d'autres civilisations; le genre humain y a plus gagné que souffert.

Je m'arrête, messieurs. Nous connaissons maintenant, sous ses traits généraux, l'état où la chute de l'empire romain a laissé le monde; nous connaissons les différents éléments qui s'agitent et se mêlent pour enfanter la civilisation européenne. Nous les verrons désormais marcher et agir sous nos yeux. Dans la prochaine leçon, j'essayerai de montrer ce qu'ils sont devenus et ce qu'ils ont fait dans l'époque qu'on a coutume d'appeler les temps de barbarie, c'est-à-dire, tant que se prolonge le chaos de l'invasion.

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