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une ardente polémique contre Desmarets de Saint-Sorlin, et, pour discréditer la personne de l'adversaire de Port-Royal, il le dénonça au public comme un auteur de romans et de comédies. « Un faiseur de romans et un poète de théâtre, ajoutait-il, est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d'une infinité d'homicides spirituels.» Racine, se souvenant du chagrin que sa vocation avait donné à Port-Royal, se crut visé par cette phrase de Nicole. Il répondit par une lettre piquante, où, sans toucher à la question générale de la moralité du théâtre, il raillait cruellement M. Le Maistre et la mère Angélique, qui étaient morts (janv. 1666). Barbier d'Aucour et Du Bois répliquèrent pour Nicole : ce qui fit composer à Racine une lettre plus méchante que la première. Boileau l'empêcha de publier une pièce aussi spirituelle, qui, en prouvant son esprit, pouvait faire douter de son cœur. Il se repentit amèrement plus tard de la vivacité qu'il montra alors, et il déclara en pleine Académie que c'était un endroit de sa vie qu'il eût voulu effacer, et qu'il n'y pouvait songer sans remords. Andromaque (nov. 1667) eut un succès qui rappela celui du Cid. L'originalité du poète éclata dans ce chef-d'œuvre. A la tragédie héroïque, romanesque et politique de Corneille, succédait une tragédie moins grande, sinon plus vraie, du moins plus voisine de la réalité, peinture exacte et profonde des tourments et des crimes de l'amour, et de la faiblesse humaine. En dix ans se succédèrent les Plaideurs, la seule comédie que Racine ait écrite, œuvre gaie et mordante (1668), Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie (1674), Phèdre enfin (1677). En dépit des envieux et des cabales, le génie du poète était reconnu. Les amis de Corneille ne pouvaient nier qu'Andromaque « eût tout à fait de l'air des belles choses » ; ils en étaient réduits à dire que l'amour faisait en lui l'effet du génie. Ceux qu'avait séduits la tendresse de Quinault n'avaient pas tardé à préférer à ses fadeurs l'élégance énergique de Racine toute la jeune cour était pour lui, Henriette d'Orléans, Condé, Mme de Montespan, le roi; l'Académie l'avait reçu le 12 janvier 1673.

Cependant, après Phèdre, à trente-sept ans, dans la pleine maturité de son talent, au comble de sa gloire, il se retira du

1. I visionnaire.

théâtre. Quelles raisons l'y déterminèrent ? Sans doute le dégoût que lui causa la cabale dirigée par la duchesse de Bouillon, le duc de Nevers et Mme Deshoulières, qui réussirent pendant quelques jours à maintenir la Phèdre et Hippolyte de Pradon contre la pièce de Racine: ce chagrin, s'il rend compte de la résolution du poète, n'explique point qu'il y ait persisté. Mais Racine se réconcilia avec Port-Royal. La foi de sa jeunesse se réveillait dans son cœur. Boileau avait porté Phèdre à Arnauld, qui l'avait trouvée parfaitement belle, et toute chrétienne d'inspiration. Le poète s'était jeté aux genoux de son ancien maître. La mère Agnès de Sainte-Thècle avait achevé sa conversion, et Port-Royal avait ressaisi son disciple longtemps égaré. Il prit en horreur sa vie passée, déserta le monde, et voulut se faire chartreux. Son confesseur lui conseilla de se marier. Il épousa, le 1er juin 1677, Catherine de Romanet, femme pieuse et d'esprit médiocre, avec laquelle il essaya d'oublier la poésie dans les soins de la famille et dans la pratique des vertus domestiques. Il en eut cinq filles, dont deux se firent religieuses, et deux fils, dont l'aîné, Jean-Baptiste, fut quelque temps dans les ambassades, et vécut la plupart du temps retiré dans la piété et dans l'étude; le second fut Louis Racine, le pieux et doux janséniste, dont les vers sont un pâle et froid reflet de la poésie paternelle. L'éducation de ces sept enfants fut un des grands soucis de Racine, et ses lettres montrent quelle tendresse toujours active, quelle attention toujours inquiète, quelle scrupuleuse piété il y apporta.

En même temps le roi donna à Racine un emploi qui l'aida à persévérer dans la voie nouvelle qu'il avait adoptée. Je ne parle pas de ses fonctions de trésorier de France à la généralité de Moulins, qui ne lui donnèrent jamais grand mal. Mais dès le mois de mai 1677 le roi avait demandé à Racine et à Boileau d'écrire son histoire il leur commanda de tout quitter pour se consacrer à sa gloire. « Mon père, dit Louis Racine, toujours attentif à son salut, regarda le choix de Sa Majesté comme une grâce de Dieu, qui lui procuroit cette importante occupation pour le détacher entièrement de la poésie. »

Laissant donc inachevées une Iphigénie en Tauride, dont il avait dressé le plan, et une Alceste, qui était en partie écrite, Racine ne fut plus occupé que de ses devoirs d'historiographe. Ce qu'aurait été le règne de Louis le Grand écrit par Racine et

par Boileau, nous l'ignorons. Leur œuvre inachevée périt en 1726 dans un incendie. Sans doute ç'aurait été une pièce d'éloquence remarquable, mais une histoire médiocre. Outre qu'il était difficile de voir et d'écrire la vérité sur Louis XIV de son vivant, on n'avait pas en France au xvIIe siècle une idée fort juste des qualités et des devoirs de l'historien: quelques bénédictins savaient seuls ce qu'il fallait de science, de critique et de détachement pour en bien faire le métier.

Pour raconter la vie du roi, il fallait suivre le roi. L'historiographe se fit courtisan : ce rôle allait bien à Racine. Sa physionomie noble, sa parole élégante, son esprit délicat, sa finesse de tact le firent réussir : il plut au roi, à Mme de Montespan, à Mme de Maintenon. « Rien du poète dans son commerce, dit Saint-Simon, et tout de l'honnête homme et de l'homme modeste. >>

Ces succès firent des jaloux, et l'on ne manqua aucune occasion de s'égayer sur le poète historien et courtisan, et sur son collaborateur. Ils suivirent Louis XIV aux sièges de Gand et d'Ypres en 1678 et leur ignorance des choses militaires, leur gaucherie à cheval, leur peu d'inclination à se faire tuer héroïquement, donnèrent lieu à toute sorte d'épigrammes et d'anecdotes vraies ou fausses, dont Mme de Sévigné a recueilli une partie dans ses lettres, tout indignée qu'on eût refusé à son cousin, à un Rabutin, la tâche dont on avait chargé deux poètes.

Racine suivit encore Louis XIV au voyage d'Alsace, avec Boileau, en 1683. Il alla seul à Luxembourg, en 1687, et aux dernières campagnes du roi, en 1691, 1692 et 1693. Ils avaient pris tous les deux leur rôle au sérieux, et en 1686 ils lisaient leur travail au roi, qui en paraissait fort content. Les libéralités du roi semblent avoir été réglées sur l'activité des deux historiens, et leur accroissement porte témoignage du progrès de l'œuvre, comme leur inégalité en 1692 montre que, par la mauvaise santé de Boileau, presque toute la tâche pesait alors sur Racine.

Au milieu de la cour et dans la faveur du roi, Racine resta publiquement attaché à Port-Royal et lui donna de nombreuses marques d'un entier dévouement. Il visitait souvent Nicole dans la petite maison qui recevait aussi Boileau et Santeul. Il accourut l'assister dans sa dernière maladie. Il resta en correspondance avec Arnauld exilé; il lui envoyait ses écrits. Quand Arnauld fut mort, il fut le seul des amis du dehors qui assista au service

qu'on célébra en son honneur à Port-Royal. Il rendait ouvertement chaque jour des services à la communauté. Il prêtait sa plume aux religieuses; il se chargeait de toutes les démarches pour leurs intérêts. Il négociait pour elles avec les archevêques de Paris, M. de Harlay, et son successeur, M. de Noailles.

Pendant longtemps ce dévouement à une secte persécutée ne nuisit point à Racine. Il avait l'amitié toute-puissante de Mme de Maintenon. Elle le chargea avec Boileau de revoir le style des Constitutions de Saint-Cyr. Les récréations dramatiques avaient été mises à la mode dans l'établissement, mais les pièces de la directrice étaient trop mauvaises, et l'Andromaque avait été dangereusement bien jouée par les demoiselles. Mme de Maintenon demanda à Racine d'écrire quelques scènes sur un sujet religieux. Il fit Esther, qui fut représentée à Saint-Cyr le 26 janvier 1689, on sait avec quel fracas et avec quel succès. Ce fut le moment de la plus haute faveur de Racine.

Mais quand il présenta Athalie, en 1691, Mme de Maintenon, inquiète de l'éclat des représentations d'Esther, avait réformé Saint-Cyr et fait succéder le silence de l'austérité au bruit et à la joie. Athalie fut représentée sans costumes dans une classe de Saint-Cyr, puis dans une chambre de Versailles. Le roi, quelques princes et quelques grands virent seuls la pièce. On crut ou l'on feignit de croire que si la pièce n'avait pas été présentée à toute la cour, comme Esther, c'était qu'elle ne le méritait pas. L'impression laissa les lecteurs froids. Malgré Boileau, Racine fut persuadé de s'être trompé.

Esther et Athalie avaient montré que Racine n'avait rien perdu dans la retraite de son génie dramatique : ces deux pièces avaient aussi révélé en lui un admirable poète lyrique. En 1694, il composa quatre cantiques spirituels, qui sont, avec les chœurs de ses tragédies sacrées, les plus beaux monuments de la poésie lyrique du xvIIe siècle.

Hors ces poésies pieuses où la foi de Racine autorisait son génie, il ne manqua guère à la promesse qu'il s'était faite de renoncer à la poésie. Un prologue d'opéra, une Idylle à la paix, quelques épigrammes mordantes contre de mauvais auteurs et de méchantes tragédies, voilà toutes les rechutes de son talent poétique pendant plus de vingt années.

Une légende s'est faite sur les derniers temps de la vie de

Racine. On parle d'un mémoire sur la misère du peuple que le poète, dit-on, remit à Mme de Maintenon; celle-ci le laissa voir au roi et en nomma l'auteur; Racine, disgracié, en conçut un chagrin qui abrégea ses jours.

En réalité, le mémoire que Racine fit remettre à Louis XIV, pour se faire décharger d'une taxe extraordinaire imposée aux secrétaires du roi (il en avait acheté le titre en 1696), et où il n'était pas question de la misère du peuple, ne fut pour rien dans le mécontentement du roi, ou n'en fut que l'occasion. Tout le crime du poète fut d'être janséniste. Voilà ce qui déplut à Louis XIV. Voilà ce que sentit Racine voilà ce dont il se justifia dans une longue lettre à Mme de Maintenon.

Sa disgrâce ne fut jamais éclatante. Jusqu'à la fin de sa vie, il fut des voyages de Marly et de Fontainebleau. Mais il sentit que le roi s'était refroidi à son égard. Louis XIV auparavant aimait à entendre Racine lire ou causer un jour, en 1696, il l'avait fait venir dans sa chambre pendant une maladie, et Racine lui avait lu les Vies de Plutarque en rajeunissant le français d'Amyot. Souvent, quand il était chez Mme de Maintenon, il le faisait appeler pour l'entretenir et prenait plaisir à sa conversation. Sans doute le roi cessa de donner à Racine ces marques de confiance intimes et particulières. Sans que la chose arrivât au public, le poète se sentit exclu de la faveur du roi.

Il ne mourut pas de cette disgrâce secrète : il vécut encore plus d'un an. Mais il en souffrit cruellement, malgré toute sa religion.

Il mourut le 21 avril 1699, d'une maladie hépatique, après de cruelles douleurs, avec beaucoup de piété et de courage. Sa femme et ses deux fils étaient auprès de lui, avec Valincour et avec Boileau, à qui Racine adressa ces paroles : « C'est un bonheur pour moi de mourir avant vous >>.

Il avait demandé à être inhumé à Port-Royal des Champs, au pied de la fosse de M. Hamon, son ancien maitre. « Cela ne fit pas sa cour, dit Saint-Simon, mais un mort ne s'en soucie guère 1. »

1. Après la destruction de Port-Royal en 1709, les restes du poète furent transportés à Saint-Étienne du Mont, avec ceux de MM. Le Maistre et de Saci.

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