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ANDROMAQUE

TRAGEDIE

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

ORESTE, PYLADE.

ORESTE.

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle;
Et déjà son courroux semble s'être adouci1,
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici2.
Qui l'eût dit, qu'un rivage à mes vœux si funeste
Présenteroit d'abord Pylade aux yeux d'Oreste?
Qu'après plus de six mois que je t'avois perdu,
A la cour de Pyrrhus tu me serois rendu?

5

1. Subligny a critiqué le courroux de ma fortune. « La fortune en général peut avoir du courroux, mais quand fortune signifie la condition, la misérable fortune de quelqu'un, peut-on dire ma misérable fortune a du courroux contre moi, ou bien a adouci son courroux? » (III, 8). Pure chicane.

2. Rejoindre, réunir sens commun au xvII° siècle.

PYLADE.

ΙΟ

J'en rends grâces au 'ciel, qui m'arrêtant sans cesse
Sembloit m'avoir fermé le chemin de la Grèce,
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de l'Épire écarta1 nos vaisseaux.
Combien dans cet exil ai-je souffert d'alarmes !
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger 15
Que ma triste amitié ne pouvoit partager!
Surtout je redoutois cette mélancolie

Où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
Je craignois que le ciel, par un cruel secours,

Ne vous offrit la mort que vous cherchiez toujours.
Mais je vous vois, Seigneur; et si j'ose le dire,
Un destin plus heureux vous conduit en Épire :
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N'est point d'un malheureux qui cherche le trépas.

ORESTE.

20

Hélas! qui peut savoir le destin qui m'amène?
L'amour me fait ici chercher une inhumaine.

25

Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?

PYLADE.

Quoi? votre âme à l'amour en esclave asservie

Se repose sur lui du soin de votre vie?

30

Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,

Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers?
Pensez-vous qu'Hermione, à Sparte inexorable,
Vous prépare en Épire un sort plus favorable?
Honteux d'avoir poussé tant de vœux superflus,

1. Écarta, sépara sens rare hors de Racine.

vue de.

35

Aux yeux de, en 2. Poussé. Furetière admet pousser des vœur comme pousser des

Vous l'abhorriez; enfin vous ne m'en parliez plus.
Vous me trompiez, Seigneur.

ORESTE.

Je me trompois moi-même.

Ami, n'accable point un malheureux qui t'aime.
T'ai-je jamais caché mon cœur et mes desirs?

Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille1

40

En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,

Tu vis mon désespoir; et tu m'as vu depuis

Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis2.

Je te vis à regret, en cet état funeste,

45

Prêt à suivre partout le déplorable3 Oreste,

Toujours de ma fureur interrompre le cours,

Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.

Mais quand je me souvins que parmi tant d'alarmes
Hermione à Pyrrhus prodiguoit tous ses charmes,
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en l'oubliant punir tous ses mépris.
Je fis croire et je crus ma victoire certaine;

50

Je pris tous mes transports pour des transports de haine; Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits 5,

Je défiois ses yeux de me troubler jamais.

55

cris, des soupirs, des gémissements. Nous ne le disons plus que des sons inarticulés.

1. Dans Euripide, Andromaque (948 et suiv.), Oreste accuse Ménélas plus formellement de lui avoir manqué de parole après lui avoir promis Hermione. Racine laisse Hermione plus libre.

2. Ennuis, peines morales violentes; mot très commun chez Racine. 3. Déplorable, appliqué aux personnes, n'était pas du langage

commun.

4. Punir Racine avait écrit venger. Subligny s'en moqua comme d'un contresens. C'était un latinisme prétentieux. Racine le sentit et corrigea.

5. Vers critiqué faussement par Subligny on rabaisse l'orgueil et non des attraits. (Préface.)

Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
En ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce;
Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés,
Qu'un péril assez grand sembloit avoir troublés.
J'y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliroient ma mémoire 1;
Que mes sens reprenant leur première vigueur2,
L'amour achèveroit de sortir de mon cœur.
Mais admire avec moi le sort dont la poursuite
Me fait courir alors au piége que j'évite.
J'entends de tous côtés qu'on menace Pyrrhus;
Toute la Grèce éclate en murmures confus;

60

65

On se plaint qu'oubliant son sang et sa promesse
Il élève en sa cour l'ennemi de la Grèce,

Astyanax, d'Hector jeune et malheureux fils,
Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.

70

J'apprends que pour ravir son enfance au supplice
Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,

75

Tandis qu'un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que peu sensible aux charmes d'Hermione,
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne;
Ménélas, sans le croire, en paroît affligé,
Et se plaint d'un hymen si longtemps négligé.
Parmi les déplaisirs où son âme se noie,

Il s'élève en la mienne une secrète joie :
Je triomphe; et pourtant je me flatte d'abord
Que la seule vengeance excite ce transport.

80

Mais l'ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place : 85

1. Mémoire, selon Subligny (III, 8), est impropre, au lieu d'esprit.

2. Mal écrit, dit Subligny, qui affecte de prendre le mot sens dans une acception purement physique.

3. Alors a été substitué par Racine à moi-même, déclaré cheville par Subligny.

De mes feux mal éteints je reconnus la trace1;
Je sentis que ma haine alloit finir son cours,
Ou plutôt je sentis que je l'aimois toujours.
Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.
On m'envoie à Pyrrhus : j'entreprends ce voyage.
Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d'États :
Heureux si je pouvois, dans l'ardeur qui me presse,
Au lieu d'Astyanax lui ravir ma princesse!
Car enfin n'attends pas que mes feux redoublés
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne.
J'aime je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux.

Toi qui connois Pyrrhus, que penses-tu qu'il fasse ?
Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.
Mon Hermione encor le tient-elle asservi?

Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu'il m'a ravi?

PYLADE.

Je vous abuserois si j'osois vous promettre
Qu'entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre :
Non que de sa conquête il paroisse flatté.
Pour la veuve d'Hector ses feux ont éclaté :
Il l'aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine;
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l'épouvanter.
De son fils, qu'il lui cache, il menace la tête,
Et fait couler des pleurs, qu'aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois,

...

1. . Agnosco veteris vestigia flammæ (Enéide, IV, 23). « Je reconnais les traces d'une ancienne flamme. »

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