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A MADAME1

MADAME,

Ce n'est pas sans sujet que je mets votre illustre nom à la tête de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrois-je éblouir les yeux de mes lecteurs, que de celui dont mes spectateurs ont été si heureusement éblouis? On savoit que VOTRE ALTESSE ROYALE avoit daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savoit que vous m'aviez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements. On savoit enfin que vous l'aviez honorée de quelques larmes dès la première lecture que je vous en fis. Pardonnez-moi, MADAME, si j'ose me vanter de cet heureux commencement de sa destinée. Il me console bien glorieusement de la dureté de ceux qui ne voudroient pas s'en laisser toucher. Je leur permets de condamner l'Andromaque tant qu'ils voudront, pourvu qu'il me soit permis d'appeler de toutes les subtilités de leur esprit au cœur de VOTRE ALTESSE ROYALE.

Mais, MADAME, ce n'est pas seulement du cœur que vous jugez de la bonté d'un ouvrage, c'est avec une intelligence qu'aucune fausse lueur ne sauroit tromper. Pouvons-nous

1. Madame, la première duchesse d'Orléans, Henriette-Anne d'Angleterre, fille de Charles I et d'Henriette de France (1644-1670). Racine en parle comme bientôt en partera Bossuet dans son Oraison funèbre.

mettre sur la scène une histoire que vous ne possédiez aussi bien que nous? Pouvons-nous faire jouer une intrigue dont vous ne pénétriez tous les ressorts? Et pouvons-nous concevoir des sentiments si nobles et si délicats qui ne soient infiniment au-dessous de la noblesse et de la délicatesse de vos pensées?

On sait, MADAME, et VOTRE ALTESSE ROYALE a beau s'en cacher, que dans ce haut degré de gloire où la nature et la fortune ont pris plaisir de vous élever, vous ne dédaignez pas cette gloire obscure que les gens de lettres s'étoient réservée. Et il semble que vous ayez voulu avoir autant d'avantage sur notre sexe par les connoissances et par la solidité de votre esprit, que vous excellez dans le vôtre par toutes les grâces qui vous environnent. La cour vous regarde comme l'arbitre de tout ce qui se fait d'agréable. Et nous, qui travaillons pour plaire au public, nous n'avons plus que faire de demander aux savants si nous travaillons selon les règles. La règle souveraine est de plaire à VOTRE ALTESSE ROYALE.

Voilà sans doute la moindre de vos excellentes qualités. Mais, MADAME, c'est la seule dont j'ai pu parler avec quelque connoissance : les autres sont trop élevées au-dessus de moi. Je n'en puis parler sans les rabaisser par la foiblesse de mes pensées, et sans sortir de la profonde vénération avec laquelle je suis,

MADAME,

De VOTRE ALTESSE ROYALE

Le très-humble, très-obéissant

et très-fidèle serviteur,

RACINE.

PREMIÈRE PRÉFACE'

VIRGILE

AU TROISIÈME LIVRE
DE L'ÉNÉIDE?

C'est Énée qui parle.

Littoraque Epeiri legimus, portuque subimus
Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem....
Solemnes tum forte dapes et tristia dona....
Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat
Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,
Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras....
Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :

« O felix una ante alias Priameïa virgo,
Hostilem ad tumulum, Trojæ sub manibus altis,
Jussa mori! quæ sortitus non pertulit ullos,
Nec victoris heri tetigit captiva cubile.

Nos, patria incensa, diversa per æquora vectæ,
Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum,
Servitio enixæ, tulimus, qui deinde secutus
Ledæam Hermionem, Lacedæmoniosque hymenæos....
Ast illum, ereptæ magno inflammatus amore
Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes
Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. »

1. 1668 et 1673.

2. V. 292-332. « Nous longeons la côte de l'Épire, nous entrons dans un port de la Chaonie, et nous montons à la haute cité de Buthrote.... Il se trouva que ce jour-là, Andromaque portait aux cendres d'Hector

Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. Voilà le lieu de la scène, l'action qui s'y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères. Excepté celui d'Hermione, dont la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l'Andromaque d'Euripide.

Mais véritablement mes personnages sont si fameux dans l'antiquité, que pour peu qu'on la connoisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poëtes nous les ont donnés. Aussi n'ai-je pas pensé qu'il me fût permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté que j'ai prise, ç'a été d'adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans sa Troade, et Virgile, dans le second1 de l'Eneide, ont poussée beaucoup plus loin que je n'ai cru le devoir faire.

Encore s'est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu'il s'emportât contre Andromaque, et qu'il voulût épouser cette captive à quelque prix que ce fût. J'avoue qu'il n'est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que

les libations solennelles et les tristes offrandes; elle appelait les mânes au tombeau vide, sur le tertre verdoyant qu'elle avait consacré, avec deux autels, occasions de larmes.... Elle baissa le visage et dit à voix basse «< Heureuse entre toutes la vierge fille de Priam, désignée pour mourir sur la tombe d'un ennemi, sous les hautes murailles de Troie! elle n'a point subi l'injure du partage par le sort, elle n'est point entrée, captive, dans le lit d'un vainqueur, son maître! Moi, laissant ma patrie en flammes, traînée sur des mers lointaines, j'ai enfanté dans la servitude, j'ai souffert l'orgueil du fils d'Achille, de ce jeune chef hautain, qui ensuite, s'attachant à Hermione, s'allia au sang spartiate, à la race de Léda.... Mais voici que, dans son ardente passion pour la femme qu'on lui enlève, poursuivi par les Furies du crime, Oreste le surprend, et le tue près des autels paternels. » Racine a largement coupé le passage de Virgile pour ne conserver que les pages essentielles, qui l'ont inspiré.

1. « Livre » : omission fréquente aux xvi et xv siècles, en ces temps de constante pratique et fréquente citation des auteurs anciens. 2. Le héros de l'Astrée. Ce nom devint très vite un nom commun, représentatif du « parfait amant », avec une nuance d'ironie.

faire? Pyrrhus n'avoit pas lu nos romans. Il étoit violent de son naturel. Et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons.

Quoi qu'il en soit, le public m'a été trop favorable pour m'embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes qui voudroient qu'on réformât tous les héros de l'antiquité pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention fort bonne de vouloir qu'on ne mette sur la scène que des hommes impeccables. Mais je les prie de se souvenir que ce n'est pas à moi de changer les règles du théâtre. Horace1 nous recommande de dépeindre Achille farouche, inexorable, violent, tel qu'il étoit, et tel qu'on dépeint son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants 2. Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciteroit plutôt l'indignation que la pitié du spectateur; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de foiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par, quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester.

1. Art poétique, 121.

Impiger, iracundus, inexorabilis, acer.

Voir là-dessus Corneille, 1er discours, p. 36 (éd. Marty-Laveaux, t. I. 2. Poétique, XIII. Voyez la discussion de Corneille, 1er discours, p. 56 et suivantes.

RACINE

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